Raconter la pandémie

Crises et mondes :
Réflexions viro-sémiotiques
en août 2020

Per Aage Brandt
Case Western Reserve University

Publié en ligne le 4 mars 2021
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2021n1.54168
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Nous vivons depuis le siècle dernier des crises planétaires. En particulier, i) la crise organique des cascades de virus d’origine animale et des maladies virales qui nous hantent, et surtout du dernier virus en date qui impacte la planète entière de manière forte et dure, matériellement et immatériellement ; ii) la crise climatique qui détruit des villes entières, rase des territoires et détériore les conditions de vie partout, augmentant la migration de misère. On sait que ces deux crises ne sont pas sans rapports entre elles, ni sans rapport avec iii) la crise économique du capital sauvage qui impose aux entreprises et aux Etats d’ignorer plus que jamais les dégâts que la production, les transports, la consommation, les déchets, bref les marchés causent globalement au niveau organique comme sur le plan climatique. On sait cela, au moins depuis le début de ce siècle ; on sait bien que c’est la logique radicale de l’argent, de l’économie capitaliste devenue mondialement sauvage, qui est à l’origine de ces dégâts et de ces crises. Les crises se renforcent mutuellement, de toute évidence. Mais rien n’est fait pour arrêter les dégâts, et on ne sait même pas s’il y a véritablement quelque chose à faire. Alors, les discours s’affolent tant et si bien que nous vivons, de plus, iv) une crise identitaire qui risque de dissoudre toute solidarité entre les populations et entre leurs composantes culturelles, déclenchant des fureurs et des délires sans limite dans l’ordre de la subjectivité. Les quatre crises mentionnées — organique, climatique, économique, identitaire, mais il peut y en avoir d’autres encore — sont globales, ce qui ne s’était jamais vu. Il y a bien de quoi s’interroger.

 

Protection

La mondialisation récente avait créé une condition globale, celle de la dominance absolue et universelle, économique, politique et idéologique de l’argent. Il est vrai que la référence à l’argent est générale au moins depuis le début de l’histoire du capitalisme, voire de l’économie en général, et de l’« économie générale » (au sens de Georges Bataille), comme référence à l’instance qui plus que d’autres oriente la vie sociale toute entière, dans la mesure où elle offre, de manière imaginaire comme au niveau matériel, aux populations, aux classes, aux clans, aux familles et aux individus une condition élémentaire et une mesure de la viabilité de la vie. Car l’argent protège, pour ainsi dire religieusement ; il faut donc désirer en avoir pour pouvoir se protéger contre les maux de tous ordres, et sa recherche devient même le motif moderne de toute une discipline académique (economics), destinée à instruire et à orienter techniquement et idéologiquement les nations, leurs industries, leurs Etats, leurs institutions, leurs systèmes d’éducation, leurs partis politiques, et la culture globale. Le sens existentiel de l’argent comme « valeur » est clairement lié à sa puissance inhérente : la protection apparemment universelle1.

1 Nous discutons ce rôle de l’argent dans le chapitre « The Meaning and Madness of Money », in Cognitive Semiotics. Signs, Mind, and Meaning, Londres, Bloomsbury, 2020. Voir aussi « Oikos, Physis, Bios », in P.A. Brandt, The Music of Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2019, et « Ecologie et sémiotique », in id., Les petites machines du sens. Essais de sémiotique cognitive, ResearchGate, 2020.

Or on voit clairement, pourtant, que l’argent ne peut plus protéger contre ces maux. Loin de protéger contre les effets des crises organique et climatique, il les produit, ostensiblement. Les agents de la politique économiste ont cru à la protection monétaire contre les dangers organiques et climatiques jusqu’au moment où les dirigeants eux-mêmes se sont trouvés ébranlés, contaminés ; certains y croient bien sûr encore. L’argent, référent de cinq siècles de vie sociale et d’échanges partout sur la planète, donc sur l’entière sociosphère mondiale, ne peut plus protéger personne contre la mort et la misère, ni riche ni pauvre. Surtout pas les pauvres, bien entendu, mais ces derniers commencent à voir que le rêve de l’argent est inutile. C’est dire que l’argent est en train de perdre son prestige, son statut de pôle orientant absolu à travers toutes les cultures socio-sphériques. On imprime des billets, les banquiers et les politiciens inventent des prêts gigantesques pour les grandes entreprises, mais rien ne sauve encore ni les corps menacés, ni la production des sociétés. L’argent est en train de perdre sa pertinence comme référence absolue ; il est actuellement en train de révéler son impuissance fatale devant le besoin urgent de réorganiser les structures sociales ébranlées. L’argent va devenir l’obstacle majeur, alors qu’il est présent partout, et que personne ne sait comment l’arrêter ou le remplacer par quoi que ce soit. C’est donc la confusion, sinon la panique, une panique nouvelle, presque silencieuse, discrète comme une dépression nerveuse. Depuis le début de notre siècle, on voit déjà cette panique froide se généraliser. Si l’argent ne protège plus, qui donc ou quoi donc va protéger les êtres humains ? La solidarité, dit-on, en pensant à l’humanisme classique ; cependant, homo œconomicus ne le connaît pas, cet humanisme ; il ne l’a jamais accepté. Les postmodernes de la vie académique ne le connaissent plus ; c’est bien plutôt la communauté, le principe communautaire, l’identitaire qui va avec le communautaire, et va sembler pouvoir servir de protection. On cherche son refuge dans l’identité néo-religieuse, néo-ethnique, néo-raciale, néo-sexuelle, et on pratique ainsi une sorte de solidarité restreinte, communautaire, comme repère offrant ce sens protecteur que l’argent a perdu. Cette mutation sémiotique, que la sémiotique récente de l’« actant collectif »2 semble d’ailleurs avoir mal comprise, mène directement aux affrontements entre identités, car les identités s’attaquent mutuellement, par nécessité — et c’est la « racialisation » de toutes les identités, leur politisation, et — ce qui est aussi grave que les violences qui s’ensuivent — une réorientation qui mène directement à la dégradation du langage et surtout de l’énonciation.

2 Le séminaire de sémiotique de « l’Ecole de Paris » avait programmé ces dernières années une réflexion sur l’actant collectif en vue de rendre compte du sens narratif dans le social, mais sans se préoccuper de la problématique identitaire de ces « actants collectifs ».

Les concepts et les mots se « racialisent ». Si on est « blanc », par exemple, on ne peut parler que « blanc », et on ne peut surtout pas s’adresser aux non-‘blancs’. Si on est « femme », on parle « femme », si on est « noir », « noir », si on est musulman, on est censé parler « musulman », si on est « non-binaire », on parle « non-binaire », etc. ; personne ne peut en somme parler en dehors de son identité protectrice sans offenser d’autres identités. Les mots deviennent des armes, on veut faire taire ceux et celles des autres. Cela revient à dire qu’on ne peut plus parler. Il risque de ne plus y avoir de sujet de l’énonciation, mise à part l’identité qui s’adresse à elle-même devant personne. On peut s’exprimer, mais l’expression perd sa charge de véridiction, sa vocation intentionnelle de dire-le-vrai, indispensable au dialogue.

Les sciences humaines et sociales s’occupent de la pensée et du discours des êtres et des entités, des structures conceptuelles qui traversent les cultures à travers les lieux et les temps. Dans certains pays, en particulier les Etats-Unis, ces disciplines ne sont presque plus possibles, parce que ce sont désormais les corps « racialisés » qui s’expriment par la parole et l’écriture, et que les corps s’expriment selon leur seul pouvoir de parler. Cela produit en conséquence une crise de la vérité, dans la mesure où la vérité s’oppose au pouvoir. Le fake, le feint, le faux, la fable tendent à occuper le devant de la scène, parce que cette implosion du langage véridictoire donne libre cours à des fabulations identitaires. La raison critique résiste encore, mais elle agonise. Elle risque de dégénérer en une raison cynique — une pensée mourante et qui laisse mourir.

Et pourtant, le virus n’est pas fake, puisqu’il tue. Cette évidence de la mort est insistante et devrait pouvoir nous ouvrir les yeux.

 

Ecologie. Les espaces

La pandémie peut nous faire comprendre que l’espace écologique, organique et inorganique, de notre espèce — les échanges avec le monde non-humain sur lequel elle s’appuie et qu’elle néglige et pollue pour satisfaire ses besoins toujours croissants en eau, énergie, sable, pierres, métaux, terrains, terres cultivables, mers, flore, faune — a été lui-même mondialisé, est devenu dramatiquement planétaire. La planète est désormais un seul grand espace écologique où tout se tient, ou se dissout.

A son tour, l’espace social est parallèlement devenu mondial : le virus circule là où l’humanité circule, c’est-à-dire partout ; et l’espace discursif et informationnel a été mondialisé par la technologie digitale vite répandue sur l’ensemble des espaces culturels locaux. La dimension politique de l’espace social présente maintenant un dilemme radical connu mondialement : soit sauver le fondement de tout le reste, la santé — et en général, le vivant — , soit sauver et maintenir le système que nous appelons économique, visant la croissance aveugle des capitaux et la reprise de toutes les activités collectivement reconnues comme relevant du « travail », et finalement ré-assurer le contrôle, par la richesse concentrée, sur les masses appauvries. Si on sauve « l’économie », cette économie, on sacrifie son fondement ; si on sauve — ou agit en espérant sauver — le fondement, il faut effectivement sacrifier la logique cynique de l’argent libre, ses pratiques destructrices et aveugles, et trouver politiquement une manière de produire et de distribuer qui soit compatible avec la vie planétaire. Si l’argent doit faire partie de cette post-économie, son empire doit être fortement réduit et strictement limité aux fonctions vitales. Cette nouvelle limitation semble d’ailleurs présupposer une régionalisation qui interdira l’existence des capitaux-sans-frontières, c’est-à-dire par nature hors d’atteinte de toute régulation légale.

Finalement, l’espace symbolique, devenu mondial, est lui-même réduit à l’un. Ce sont partout les mêmes instances qui apparaissent derrière les lieutenants historiques du pouvoir : les banques, les temples, les casernes, c’est-à-dire les agents souverains des violences (policières, militaires) et des croyances (religieuses, identitaires) — instances mises au premier plan par la misère viro-écologique, viro-discursive, viro-politique, viro-économique, et partout supposées assurer la sécurité — un mot renvoyant à toutes sortes de protection et à toutes sortes d’angoisse. La culture, et en particulier l’art, bien que partiellement absorbés par les réseaux digitaux, devraient sans doute représenter une dimension alternative du symbolique ; mais ils semblent ou bien sombrer dans le silence et la confusion, ou bien soutenir la violence (cf. les jeux vidéo, le rap, la sci-fi, les sports monétarisés).

 

La superposition et l’interpénétration mutuelle de ces trois espaces, l’écologique, le politico-économique et le symbolique, tous planétaires, sont des effets de la mondialisation lente mais sont devenus très visibles grâce au virus actuel. On en meurt partout, aucune protection ne semble suffire, et ni le travail, ni le discours, ni l’argent ne protège plus personne, au contraire. Partout, l’humanité devrait donc devenir humaniste — pour des raisons matérielles, et non pas seulement par philosophie. On en appelle certes, ici ou là, à la solidarité, mais on cherche surtout cette protection disparue, car l’angoisse est plus forte que l’ouverture d’esprit. Et les pouvoirs ne sont pas vraiment au pouvoir, parce qu’ils n’arrivent plus à protéger nos « formes de vie »3.

3 Expression de Giorgio Agamben (2016), qui proteste, en 2020, contre les nouvelles mesures protectrices et veut privilégier la protection des formes de vie culturelles acquises (cf. Homo sacer — L’intégrale 1997-2015, trad. M. Raiola, Paris, Seuil, 2016). Voir l’excellente lecture critique de ce projet bio-politique par Estelle Ferrarese : « Le projet politique d’une vie qui ne peut être séparée de sa forme. La politique de la soustraction de Giorgio Agamben », Raisons politiques, 57, 2015.

Sémiotique

La sémiotique devrait sortir de son immanentisme théorique et pratique. Elle devrait découvrir et explorer la structure de ces espaces superposés qui définissent et constituent son contexte transcendant4. Ce contexte ne se réduit pas au discours, et pas non plus à l’espace social. C’est fondamentalement l’écologie planétaire qui doit être prise en compte. Le sens intentionnel présuppose en effet trois espaces superposés : l’intentionnalité existentielle (la perspective organique de la mort), l’intentionnalité épistémique (la recherche de la vérité, indispensable à l’imaginaire politico-social) et l’intentionnalité symbolique (la dynamique « dialectique » et déontique de l’autorité et de la liberté). Sans ce triple fondement, universel, ni langage ni cultures ne sont possibles. De nouveaux modèles plus sensibles au vécu multiple et à la pensée de ce vécu sont appelés à réaliser un rationalisme à la hauteur de la nouvelle humanité, désormais viralement unifiée.

4 Les espaces en question forment ainsi un nœud correspondant, à beaucoup d’égards, à l’ensemble lacanien des ordres symbolique, imaginaire et réel. Dans cette discussion, c’est à l’articulation même de la sociosphère planétaire que nous nous référons, mais les instances se répètent à toutes les échelles, jusqu’à celle de la vie et du vécu individuels.

Un premier signe mondial émerge, au niveau des comportements : la salutation par le coude. Une nouvelle forme de communication aussi : le zoom, l’écran, le langage planétaire. Et, comme en une revanche dialectique, les contacts humains viennent au premier plan, dans la mesure où ils apparaissent désormais avant tout comme des facteurs de contamination ; si des pays entiers doivent s’isoler, ce n’est plus par nationalisme mais pour éviter les foyers de viro-positivité que les contacts directs risquent de faire naître. Une sémiotique des masques, avec ses règles fluctuantes, fera sans doute du visage un nouveau privilège réservé à l’intimité ou à la cérémonie à proximité réduite, et fera de l’apparition cachée, masquée, une nouvelle condition de l’échange verbal, gestuel et émotionnel encore mal étudiée. Dans ce nouveau contexte, le visage démonstrativement ouvert est déjà devenu un trait distinctif signalant la revendication sauvage d’une indépendance antisociale, radicalisant l’idée de « liberté »...

Allons-nous pouvoir modifier nos systèmes collectifs, restaurer suffisamment la planète et sortir des crises superposées sans sombrer dans des naufrages encore pires, encore à découvrir ? Parler de crises est une manière peut-être trop optimiste de suggérer qu’il s’agit d’événements transitoires, alors qu’il s’agit plutôt d’un monde tout nouveau5. On peut constater qu’il est déjà devenu commun de sentir que le virus fait la différence entre deux mondes qui ne se ressemblent pas beaucoup. Il y a un « avant » et un « maintenant ». Le virus est devenu un agent révolutionnaire, l’instigateur d’une révolution mondiale potentielle dont on ne connaît pas encore le programme. Il s’agit maintenant de savoir comment et avec quelle encre sera écrit ce programme.

5 Les révolutionnaires du XXe siècle voulaient créer un nouvel homme, un hombre nuevo (E. Guevara, El socialismo y el hombre nuevo, Mexico, Siglo XXI, 1979). Il ne s’agit plus de cela, mais bien plutôt de la création d’un nouveau monde. Cette nouvelle création révolutionnaire est l’effet du battement d’ailes d’un tout petit papillon viral et n’a rien d’héroïque.

Références

Agamben, Giorgio, Homo sacer — L’intégrale 1997-2015, trad. M. Raiola, Paris, Seuil, 2016.

Bataille, Georges, La part maudite précédé de La notion de dépense, Paris, Minuit, 1967.

Brandt, Per Aage, The Music of Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2019.

Cognitive Semiotics. Signs, Mind, and Meaning, Londres, Bloomsbury, 2020.

Les petites machines du sens. Essais de sémiotique cognitive (nouvelle version), ResearchGate, 2020.

Ferrarese, Estelle, « Le projet politique d’une vie qui ne peut être séparée de sa forme. La politique de la soustraction de Giorgio Agamben », Raisons politiques, 57, 2015.

Guevara, Ernesto, El socialismo y el hombre nuevo, Mexico, Siglo XXI, 1979.

 

1 Nous discutons ce rôle de l’argent dans le chapitre « The Meaning and Madness of Money », in Cognitive Semiotics. Signs, Mind, and Meaning, Londres, Bloomsbury, 2020. Voir aussi « Oikos, Physis, Bios », in P.A. Brandt, The Music of Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2019, et « Ecologie et sémiotique », in id., Les petites machines du sens. Essais de sémiotique cognitive, ResearchGate, 2020.

2 Le séminaire de sémiotique de « l’Ecole de Paris » avait programmé ces dernières années une réflexion sur l’actant collectif en vue de rendre compte du sens narratif dans le social, mais sans se préoccuper de la problématique identitaire de ces « actants collectifs ».

3 Expression de Giorgio Agamben (2016), qui proteste, en 2020, contre les nouvelles mesures protectrices et veut privilégier la protection des formes de vie culturelles acquises (cf. Homo sacer — L’intégrale 1997-2015, trad. M. Raiola, Paris, Seuil, 2016). Voir l’excellente lecture critique de ce projet bio-politique par Estelle Ferrarese : « Le projet politique d’une vie qui ne peut être séparée de sa forme. La politique de la soustraction de Giorgio Agamben », Raisons politiques, 57, 2015.

4 Les espaces en question forment ainsi un nœud correspondant, à beaucoup d’égards, à l’ensemble lacanien des ordres symbolique, imaginaire et réel. Dans cette discussion, c’est à l’articulation même de la sociosphère planétaire que nous nous référons, mais les instances se répètent à toutes les échelles, jusqu’à celle de la vie et du vécu individuels.

5 Les révolutionnaires du XXe siècle voulaient créer un nouvel homme, un hombre nuevo (E. Guevara, El socialismo y el hombre nuevo, Mexico, Siglo XXI, 1979). Il ne s’agit plus de cela, mais bien plutôt de la création d’un nouveau monde. Cette nouvelle création révolutionnaire est l’effet du battement d’ailes d’un tout petit papillon viral et n’a rien d’héroïque.

 

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Mots clefs : argent, crise, espace (écologique, social, symbolique), protection.

Auteurs cités : Giorgio Agamben, Georges Bataille, Estelle Ferrarese, Ernesto Guevara.

 

Plan :

Protection

Ecologie. Les espaces

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