Présentation du dossier

La pandémie :
hasard ou signification?

Eric Landowski

Publié en ligne le 4 mars 2021
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2021n1.54157
Version PDF

 

 

Existe-t-il un seul magazine grand public, une seule revue de sciences humaines, sociales ou politiques qui, entre mars 2020 et février 2021, année interminable, n’ait pas publié un numéro spécial sur l’actuelle pandémie ? Tout près de nous, le thème a été abordé, entre autres, par Degrés, revue internationale de sémiologie dont le dernier numéro, daté septembre 2020, avait été précédé, dès avril, dans E/C (la revue de l’Association italienne d’études sémiotiques), par un « journal sémiotique de la pandémie »1. Dans ce contexte, le présent dossier, fruit du premier Forum d’Acta Semiotica tenu en juin 2020, ne vient-il pas s’ajouter un peu tard à une masse déjà suffisante d’interprétations, de commentaires et d’analyses ?
Ou peut-être, au contraire, un peu trop prématurément étant donné que pour saisir en profondeur les divers aspects de ce drame qui se prolonge et sans cesse rebondit, nous manquons toujours autant de recul.

1 A.M. Lorusso, G. Marrone et S. Jacoviello (éds.), Diario semiotico sul coronavirus, E/C, 31 mars - 2 mai 2020, avec une quarantaine de contributions de sémioticiens italiens. André Helbo (éd.), Crise sanitaire et marqueurs sémiotiques. La variation, Degrés, 182-183, 2020, avec des contributions d’A. Helbo, P. Bouissac, F. Jost, J. Fontanille, E. Landowski, G. Marrone, J.-J. Boutaud, F. Andacht et M. Leone.

Ou bien encore — mais là, ce sera au lecteur d’en juger —, la perspective d’inspiration socio-sémiotique ici globalement adoptée permet-elle d’avancer quelque chose qui n’ait pas encore été dit et redit, quelque chose de proprement sémiotique et qui, dès le stade présent, justement en tant que sémiotique d’une expérience collective encore en cours, parviendrait tant soit peu à mieux nous éclairer par rapport à ce que nous sommes en train de vivre ?

Mais que veut dire alors envisager sémiotiquement, ou socio-sémiotiquement, un phénomène de cet ordre, en tant qu’expérience en cours ? Par définition (puisque tel est l’objet même de notre discipline), c’est poser à son propos la question du sens. Question en l’occurrence d’une dramatique pertinence puisque, de fait, avant même de provoquer toutes sortes de perturbations sur une multitude de plans spécifiques — catastrophe sanitaire, dépression économique, chaos social, désarroi moral, turbulences politiques — la pandémie a pour effet un ébranlement général des savoirs, des croyances, des attentes, des systèmes de valeurs — de tous les repères qui, il y a peu, étaient encore les nôtres. En un mot, ce qu’elle provoque en premier lieu et sur le plan le plus général, c’est une crise totale du sens.

D’où l’interrogation qui guide cette enquête dans son ensemble : sens ou non-sens ? Hasard ou signification ? Entre stupeur devant un tel « accident » (ou du moins devant ce qui tend à passer pour tel) et quête d’un sens, comment raconter, commnt penser la pandémie ? Tel est le noyau de la réflexion menée dans les quatre premières contributions du dossier ci-après. Celles qui suivent traitent de trois espaces traditionnellement consacrés à des pratiques collectives ritualisées — le stade, l’école, l’église — où la perte du sens est vécue en premier lieu comme perte de la présence de l’autre, ou à l’autre. Les quatre dernières contributions analysent différentes voies par lesquelles la dérégulation des régimes de sens, ou leur hybridation sous la pression des circonstances, se traduisent, sur la scène politique, par tout un éventail de stratégies tripolaires — gouvernants, virus, gouvernés. Spécialement dans divers pays « émergents » (ou là plus crûment qu’ailleurs), elles ont pour enjeu immédiat, à l’échelle humaine, individuelle et collective, à la fois le pouvoir et le profit des uns, la survie, la misère ou la mort des autres et, pour tous, le sens ou le non-sens de la vie.

 

1 A.M. Lorusso, G. Marrone et S. Jacoviello (éds.), Diario semiotico sul coronavirus, E/C, 31 mars - 2 mai 2020, avec une quarantaine de contributions de sémioticiens italiens. André Helbo (éd.), Crise sanitaire et marqueurs sémiotiques. La variation, Degrés, 182-183, 2020, avec des contributions d’A. Helbo, P. Bouissac, F. Jost, J. Fontanille, E. Landowski, G. Marrone, J.-J. Boutaud, F. Andacht et M. Leone.