Ouvertures théoriques

Qu’est-ce qu’un citoyen global ?
La vision d’une sémiotique cognitive*

Per Aage Brandt
Case Western Reserve University

 

Publié en ligne le 26 décembre 2022
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2022n4.60177
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Introduction

Si nous voulons penser « globalement », nous devons accepter d’utiliser des notions globales de société, de langage et de sémiosis, développées dans des cadres d’inspiration scientifique, lorsque cela est possible.

Ici, nous rendrons compte en premier de ce qu’est une société humaine sur le plan écologique général et global, en nous fondant sur ce qu’elle prend à la nature et ce qu’elle lui rend. Le modèle réaliste critique stratifié que nous obtiendrons nous servira de cadre général et global pour une description du monde humain vécu, ainsi que de ses strates et domaines d’expérience. Les principes humains d’autorité, de pouvoir et de vérité dépendent d’une perspective de ce genre, éco-ontologique. Nous considérerons ensuite la manière dont les signes et le sens se déploient selon une telle description globale, en fait universelle : le sens entre en effet dans une typologie stable qui inclut les modes performatif, épistémique et affectif ; les types de signes et les types d’utilisation du langage ancrent ces modes en tant que formats sémantiques dans les discours partagés par les êtres humains. Les structures de discours, incluant les formats narratif, argumentatif et descriptif, déterminent les formes possibles de connaissance accessible au citoyen global, à savoir l’histoire, la philosophie et la science, ensembles complémentaires de nos formes d’art et de religion dont l’origine structurale doit être cherchée dans notre psychisme. Toutefois, au lieu d’opposer le psychisme et le monde — le monde quotidien —, nous tenterons en dernier lieu de montrer comment une étude psycho-sémiotique doit être directement associée à une étude éco-sémiotique. Car l’esprit est lui-même façonné par le monde sémiotique avec lequel il a évolué pendant 50 000 ans de modernité1.

Aujourd’hui, face aux menaces contemporaines, l’éthique, l’esthétique et la pensée critique doivent converger pour défendre la possibilité d’une humanité et d’un habitat globaux et planétaires.

1. L’écologie globale de la socio-sphère

Une société humaine a des frontières, hors desquelles il n’y a… rien — rien que la « nature », ou d’autres sociétés. Au commencement de la carrière sociale de notre espèce, il n’y avait souvent rien d’humain en dehors d’une société ; être à l’intérieur ou à l’extérieur touchait à l’existence même d’un individu, c’était une question de vie sociale ou de mort solitaire. Aujourd’hui, les frontières coïncident bilatéralement (au moins en principe), mais la question est existentielle, dans la mesure où elle concerne les alternatives de guerre et de paix, de prospérité ou de misère, d’espoir ou de désespoir dans la perspective d’une migration obligatoire. Les cultures humaines couvrent la planète et pourtant seule la circulation des marchandises, de l’argent et des armes est globale.

L’idée de citoyen du monde (le Weltbürger de Kant), défendue par les Lumières, a en fait été promue par les philosophes, les poètes et autres intellectuels depuis l’Antiquité, et cette idée est une défense naturelle de l’égalité, de l’humanisme et des droits de l’homme. Pourtant, il est peu probable que les sociétés présentant des frontières veuillent fusionner et abolir leurs différences au nom d’un humanisme égalitaire. Il existe sans aucun doute une sphère globale de vie sociale humaine, une socio-sphère, mais elle est « articulée » en territoires nationaux définis, chacun offrant des conditions de vie propres, fondées sur ses traditions, ses mythes, ses langues, et ses coutumes. Cependant, l’existence d’une socio-sphère générale, globale, reste pertinente, non seulement pour l’idéal abstrait de l’humanisme, mais encore pour la compréhension de ce qu’est réellement une société, à savoir l’ensemble des conditions nécessairement partagées par toutes les entités sociales de cette sorte, capables d’assurer la vie d’une population nichée dans une partie de la géographie matérielle et organique de la planète Terre — le substrat appelé nature. Dans la suite de cet article, j’utiliserai le pronom « nous » pour désigner l’agent collectif, membre de la socio-sphère.

Pour que nous puissions exister, nous devons extraire certaines « choses » de la nature et, après les avoir consommées, nous devons rejeter, excréter, nous débarrasser de leurs déchets. Si ces déchets pouvaient toujours être régénérés et devenir une ressource, le processus serait circulaire de manière stable. Cependant la régénération est un phénomène fragile. Nous pompons de l’eau propre et rejetons de l’eau sale qui devra être nettoyée de nouveau par le sol. Nous nous servons de bois et plantons des arbres, etc. Le processus de régénération prend du temps et parfois, même souvent, échoue. Le cercle devient une spirale, la Nature a changé, et nous avons changé aussi. Nous pourrions appeler ce phénomène une dialectique écologique et nous devons comprendre qu’il s’agit là d’un jeu dangereux.

Nous devons distinguer certains niveaux catégoriels dans ce processus d’extraction-excrétion. Il y a un niveau écologique de base, biologique, dans le fait de prendre et de jeter de l’eau, des éléments de flore et de faune, pour couvrir les besoins de la vie quotidienne et préserver un environnement fertile. Si tout le reste s’effondre, ce niveau de subsistance doit être assuré (et souvent, il ne l’est pas). Le niveau biologique organise déjà la vie de plusieurs manières, peut-être quatre au minimum : il y a un groupe qui produit la nourriture et en prend soin, un groupe différent qui reproduit et élève les enfants, un groupe qui défend la communauté et son territoire contre les menaces extérieures, et un groupe qui veille aux valeurs et aux croyances.

* Traduit de l’anglais par Maryse Laffitte. Article publié originellement sous le titre « What is a global citizen ? A contribution from cognitive semiotics » dans M. Ellis (éd.), Critical Global Semiotics. Understanding Sustainable Transformational Citizenship, Londres, Routledge, 2019. La sémiotique cognitive associe l’étude de la communication, de la sémiotique, de l’étude de l’esprit et de la conscience, et la science cognitive. Voir J. Zlatev et al. (éds.), Meaning, Mind and Communication : Explorations in Cognitive Semiotics, Berne, Peter Lang, 2016. L’auteur du présent article fait partie des chercheurs qui ont utilisé cette appellation depuis les années 1990. La revue Cognitive Semiotics, fondée en 2007, et une association internationale travaillent sous ce libellé.


1 Cf. « 50.000 ans de modernité », dernier chapitre de P.A. Brandt, Spaces, Domains, and Meaning : Essays in Cognitive Semiotics (Berne, Peter Lang, 2004), et première ébauche de la présente analyse.

Si une communauté prospère, il y a en outre un niveau d’extraction-excrétion qui lui permet de garantir la protection du groupe et de développer une exploration plus large, une production technologique et une production codifiée de biens, de services et de connaissance. Ce niveau rend en outre possible un échange pacifique d’objets avec d’autres communautés et établit ainsi une géographie horizontale (locale) faite de frontières et d’altérités, d’« autres » pour la communication. Ce second niveau de la socio-sphère stratifiée, surimposé au niveau organique, est le niveau politique de la vie sociale. Il crée une polis, une variation dans la densité démographique stabilisée sous forme de cités, et par conséquent de citoyens, de groupes de population qui vivent sans contact direct avec la base organique mais dépendent en revanche des possibilités de « travail » rémunéré (notion qui s’étend jusqu’à couvrir des activités institutionnelles et commerciales) propres aux centres urbains. Le niveau politique de la vie sociale, au cours des trois derniers millénaires, c’est-à-dire depuis l’âge axial (notion empruntée à Karl Jaspers), a été régulé par des systèmes monétaires et judiciaires, quels que soient leurs modes de production et de transport2. Il a en outre permis de développer l’écriture, et par conséquent la littérature, les mathématiques, la technologie, la médecine et la philosophie. L’extraction inclut le bois, la pierre, les métaux et les sources d’énergie naturelles provenant de la graisse, du charbon, du pétrole, et en dernier lieu de l’uranium. L’excrétion des déchets augmente radicalement à ce niveau et atteint actuellement, à l’échelle globale, des quantités qui menacent toutes les formes de vie, dans la mesure où le réseau global moderne d’échanges et de communication augmente l’intensité du « péristaltisme » écologique planétaire.

2 En Chine, en Inde, en Grèce, en Palestine. Cf. K. Jaspers, Vom Ursprung und Ziel der Geschichte (1949), Munich et Zürich, R. Piper & Co., 1983 ; S. Eisentadt, The Origin and Diversity of Axial Age Civilizations, New York, State University of New York Press, 1986 ; D. Graeber, Debt : The First 5,000 Years, New York, Melville House, 2011.

Le troisième et dernier niveau de la socio-sphère est probablement le plus important dans la perspective du changement social, et très certainement le moins étudié3. Nous extrayons au prix d’énormes efforts des métaux « précieux », des pierres « précieuses » et des matériaux « précieux » en tous genres, sans qu’ils aient la moindre utilité matérielle pour la communauté, si ce n’est pour orner et monumentaliser les instances socialement transcendantes que nous appelons le pouvoir, la souveraineté et l’autorité. L’utilisation de ces substances, appréciée à un niveau global, est symbolique. Les divinités et les dirigeants sont chargés d’ornements ; leurs temples et leurs palais doivent briller ; les princes et les prêtres affichent leur statut particulier en tant que super-humains militaires ou religieux par une pompe et un apparat visuel et cérémoniel qui restent impressionnants à travers les âges. Le caractère global de ce principe symbolique est frappant. Historiquement, les temples sont devenus des banques monétaires, lorsque le fait d’orner les images divines a conduit à l’idée que les métaux pouvaient contenir une force protectrice émanant des dieux, et avoir ainsi non seulement une signification conceptuelle de protection, mais encore un contenu inhérent et magique lié à cette protection, de sorte que la possession de quantités régulières, « monnayées » de ces métaux, allait devenir existentiellement importante : les prêtres sont ainsi devenus des banquiers, et l’argent était né. Le lien étroit entre la force militaire et la dévotion religieuse crée souvent des rapprochements plus ou moins stables entre les pouvoirs sacré et profane, comme le montre l’histoire du monde.

3 Ma source d’inspiration est ici le travail du philosophe français Georges Bataille, en particulier son « économie générale ». Cf. G. Bataille, La part maudite, Paris, Minuit, 1949.

Quoi qu’il en soit, la distinction sémiotique entre le pouvoir performatif exécutif existant derrière les Lois humaines en général et le pouvoir performatif rituel fondant l’identité par le Nom propre en général est importante. Une Loi peut exister s’il y a un texte normatif à respecter, ou à ne pas respecter, et une mise en application de certaines punitions, à savoir une violence physique armée disponible. Le recours à la violence, c’est-à-dire, prototypiquement, à la peine de mort, rend possible le maintien d’une condition juridique partagée par des personnes qui se perçoivent elles-mêmes comme des sujets soumis à une Loi imposée à tous et par conséquent partageant une condition d’égalité élémentaire. La Loi, en fait ou en principe, rend les membres d’une population qui lui sont soumis semblables et égaux. Elle crée une atmosphère de similitude neutre et anonyme. La violence codée, en ce sens, fonde la légalité au niveau politique de la vie sociale. La violence elle-même reste infondée : elle est le privilège élémentaire du guerrier gouvernant. En revanche, le prêtre incarne un principe d’autorité et de pouvoir différent. La divinité que les prêtres incarnent est impliquée dans l’attribution du Nom propre et par là, de l’identité de l’enfant — identité qui signifie un statut, celui consistant à être vu, reconnu, consacré et pour ainsi dire suivi par la divinité. Les sujets de la Loi sont anonymes, alors que les mêmes sujets, individuellement et collectivement, ont besoin d’une Identité positivement affirmée — ce que, en pratique, les religions apportent. L’Identité (avec majuscule) d’un sujet ou d’un groupe assure une différence distinctive face à tout un chacun et à toute autre chose. La justice est anonyme, mais l’Identité est distinctive par l’attribution d’un Nom4.

4 Les noms personnels sont évidemment essentiels dans ce contexte. Les appellations commerciales ou autres (souvent des acronymes) d’institutions et d’entreprises suivent le même principe d’identité sacralisée.

Ces deux principes sont fondamentaux et constitutifs de la souveraineté humaine. Cette dualité définit le pouvoir des princes (violents) et des prêtres (sanctificateurs et excommunicateurs). Les sujets sont donc à la fois des citoyens anonymes sur le plan juridique et des singularités identitaires, portant un nom. Cette dualité se répercute sur le plan politique — les institutions légalement fondées vous traiteront comme un citoyen lambda et les marchés comme une marque (portant un nom) — pour aboutir au niveau organique : elle se trouve alors manifestée par l’opposition entre les communautés plus ou moins égalitaires et solidaires du milieu de travail, et par les groupes anti-égalitaires fondés sur la filiation, les familles, sans oublier les tribus, les castes, les généalogies et leurs conditions héréditaires privées, transmises à travers les générations. Même la vie sexuelle de la population est directement déterminée par cette dualité, en raison du conflit possible existant entre les lois et les règles religieuses. L’opposition entre la Loi et le Nom — entre la Légalité et l’Identité —, établie au niveau symbolique, constitue un conflit dynamique constant entre les deux attracteurs, qui détermine tout autant le niveau politique que l’organique, et caractérise ainsi l’entière structure, de haut en bas.

Par suite, cette opposition dynamique permet de développer un modèle de la sémiosphère dans les termes d’une topologie relevant de la théorie des catastrophes. La topologie du cusp nous permet effectivement de proposer un diagramme opposant les deux forces, Loi et Nom, qui se rapprochent ou même fusionnent au niveau symbolique, alors qu’elles se séparent et se contredisent aux deux autres niveaux. Le modèle forme une sorte de géographie sociale à base écologique5. Seuls les niveaux verticaux, superposés, ne sont pas topologiquement définis, étant donné qu’ils articulent une continuité, spécifiée écologiquement. Les sujets (S) sont déterminés à chaque strate de la topologie, soit par expérience directe soit à travers la communication..

5 Cf. R. Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse. Essai d’une théorie générale des modèles, Reading (MA), W.A. Benjamin, 1972 ; P.A. Brandt, La charpente modale du sens, Amsterdam-Aarhus, Benjamins et Aarhus University Press, 1992 et Spaces, Domains, and Meaning, op. cit.

Figure 1. Topologie de la socio-sphère

Dans ce diagramme topologique et mathématique, L. et N. sont des attracteurs (x, y) qui se rencontrent dans la zone conflictuelle des variables de contrôle (a, b) du potentiel (y = x4 + ax2 + bx), et les sujets, individuels ou collectifs, sont les systèmes subissant l’attraction. L’avantage d’un tel modèle dynamique est de montrer à la fois l’opposition et l’interaction, et même la possibilité de continuité et de fusion. Les trois strates horizontales b sont séparées (lignes en pointillé) à l’intérieur de la continuité verticale a par les processus écologiques externes mentionnés, sans lesquels il n’y aurait pas du tout de structure sociale. La distinction moderne entre l’État (institutions) et le Marché (échanges), au niveau politique, illustre le contenu de la zone conflictuelle à ce niveau.

 

Toutefois, ni une législation ni une religion ne peuvent fonctionner uniquement par la violence et la ritualité, même lorsque la sémiotique de l’argent imprègne leur structure entière. Toute forme et manifestation du pouvoir, au contraire, présuppose un langage parlé et plus ou moins écrit, partagé par la population, pour qu’elle puisse pénétrer la structure du social6. Mais la socio-sphère globale se divise en zones culturelles locales, fondées sur les langues. Cependant, chaque langue même a tendance à développer des dialectes et même de nouveaux idiomes, partout où un changement dans l’intensité de la communication apparaît pour des raisons territoriales, généralement, mais également pour des raisons politiques et symboliques (changement de régime, guerres civiles, révolutions, etc.), de sorte qu’une société globale au sens littéral est impossible. Même lorsque de larges zones peuplées sont en rapport commercial et technologique constant, il faut qu’elles existent sous forme de sociétés séparées qui inventent et négocient sans cesse des frontières entre elles pour finalement devenir des « nations » dominées par des idéologies unificatrices7. Ces parties « nationales » de la socio-sphère conservent historiquement des systèmes distincts de droit, d’enseignement, d’administration (en particulier sur le plan fiscal), de santé, et leurs conditions économiques varient de manière radicale. Ce n’est qu’au niveau supérieur, où des fusions « souveraines » de pouvoir profane et religieux sont fréquentes et où des transactions économiques (par exemple, financières) deviennent « transcendantes », c’est-à-dire intouchables, que nous voyons une mondialisation s’installer et provoquer des tensions entre le pouvoir supra-politique global et l’isolement infra-politique créé par les conditions d’existence au bas de l’échelle, avec l’abandon des populations dans les zones dénuées d’intérêt économique majeur. Cette situation actuelle n’a rien de très nouveau, mis à part le phénomène écologique qui fait que les conditions de vie organique sont maintenant en jeu et mises gravement en péril dans de larges zones par le comportement irresponsable actuel des pouvoirs supra-politiques, c’est-à-dire du « capital » (financier, militaire, religieux) au sens large.

Des sociétés distinctes peuvent-elles changer la situation globale ? Est-ce que la socio-sphère peut devenir une trans-société globale habitée par des citoyens réellement globaux ? Je discuterai cette question après la section suivante.

6 Certains pays ont de nombreuses langues. Le Cameroun, par exemple, en compte 242, auxquelles s’ajoutent deux langues administratives, le français et l’anglais.


7 La liste la plus répandue compte 206 Etats souverains de ce genre. Elle est controversée et l’inventaire, établi principalement pour des raisons de droit international, a engendré une énorme littérature critique. On estime qu’environ 7000 langues sont actuellement parlées dans le monde. Mais 90% d’entre elles ne le sont que par des populations de moins de cent personnes.

2. Signes et types de sens dans le monde social

Afin de réfléchir aux perspectives possibles, il pourrait être utile de considérer quelques aspects sémiotiques et subjectifs de la sphère en question. Nous sommes des sujets « subjectifs » et nos moyens de communication sont fondés sur la production de sens de nos pratiques signifiantes, c’est-à-dire sur la sémiosis.

Il y a trois types majeurs de sens dans le monde social, et chacun d’entre eux est prédominant à l’un des niveaux socio-écologiques. Tout d’abord, le sens performatif domine au niveau symbolique. L’exercice immédiat du pouvoir se pratique par le recours à certaines expressions, geste ou signes caractéristiques. Dans ce cadre, les éléments performatifs sont créateurs d’obligations : d’un côté, par des commandements impératifs (par exemple, les ordres de caractère militaire) et de l’autre par des déclarations rituelles (telles que celles utilisées dans les prières, le baptême, le mariage, les obsèques…). Le sens des signes performatifs est de permettre à un contenu d’être perçu comme une instruction à suivre ou comme une identification : ils disent ce qu’une personne doit faire ou ce qu’elle doit être, avec mise en application immédiate dans les deux cas, au moment même où cela est exprimé. C’est le type de sens qui définit les signes symboliques. Les symboles sont mis en scène par une instance habilitée et s’adressent à un destinataire qui connaît le code « arbitraire » et conventionnel traduisant leur signifiant dans le sens modal de leur signifié (« Tournez à gauche ! Signez ici ! Je vous déclare unis par les liens du mariage ! La séance est levée ! Allah est grand ! »). Les signes, les expressions ou les gestes symboliques sont toujours performatifs et, en ce sens, ils créent de nouveaux états de réalité sociale, s’ils sont mis en scène de manière pertinente. C’est ce que le pouvoir fait universellement et ce qu’il est d’ailleurs supposé faire. La production de sens sur le plan symbolique de toute la socio-sphère, ainsi que de ses sociétés, est en principe performative, même quand ses signes ne le marquent pas.

Ensuite, le niveau politique suppose en particulier une imagination et une planification institutionnelle, éducationnelle, commerciale, technologique et culturelle. Ces activités impliquent sur le plan mental des attitudes ouvertement exploratrices, questionnantes, dialogiques et inventives, et une production de sens orientée vers les représentations épistémiques. Le langage et les autres formes sémiotiques concernent la compréhension, la planification et le développement ultérieurs de projets partagés, qui dépendent de toutes sortes de conditions et de circonstances matérielles et immatérielles. Par conséquent, la réflexion est principalement orientée vers ce qui est vrai, possible, probable, et vers la conceptualisation des états de choses, dans le but de les changer ou de s’y adapter. Nous devons à ce niveau développer une éthique de la collaboration, de la responsabilité et de l’ouverture d’esprit qui permettent d’agir professionnellement et politiquement de manière stable dans la sphère publique. L’idée moderne et les principes de la démocratie expriment une éthique de cette sorte, au demeurant très souvent en conflit avec les impulsions superposées venant du niveau symbolique. L’imagination et la planification recourent essentiellement aux conceptualisations de la sémantique diagrammatique, qui caractérisent le mode intellectif de l’énonciation dans le langage et dans la sémiosis en général8. Nous développons des routines informatives et évaluatives dans la communication, qui servent notre besoin général d’action à ce niveau institutionnel de la vie sociale. Par conséquent, la production de sens au niveau politique est essentiellement in-formative plutôt que performative, dirions-nous.

8 Commentaire sémiotique : les diagrammes, tout comme les cartes, les organigrammes, les courbes, les modèles graphiques et les configurations géométriques en tous genres, sont des instruments mentaux et sociaux destinés à développer ces idées intellectives qui transcendent l’expérience et préfigurent les théories. En dépit de suppositions fréquentes, les diagrammes ne sont pas des icônes, dans la mesure où ils ne sont pas des signes jouant sur la similarité (avec une perception, possible ou réelle), mais, en fait, l’expression mentale ou sociale directe des éléments de pensée. Toutefois, ils contiennent souvent des symboles alphanumériques et des icônes, à titre d’étiquettes intégrées aux « dessins » graphiques.

Enfin, le niveau organique a un profil de sens particulier, qui favorise la représentation et la fixation des contenus mémorisés et des perceptions. Les images mentales, exprimées par des signes iconiques tels que des images ou même des spectacles théâtraux entiers, sont les phénomènes élémentaires qui soutiennent la production de sens à ce niveau, c’est-à-dire le déploiement affectif des dispositions et des attitudes subjectives face à la vie courante. Le sens iconique est essentiellement affectif. Nous stabilisons nos sentiments à travers des images, et nous mobilisons des sentiments chaque fois que nous regardons des images. Notre mémoire affective utilise les images comme des marqueurs qui nous permettent de retrouver des sentiments, et à travers ces images, nous retrouvons très souvent des concepts et des mots.

Au niveau organique se déploie un univers partagé de spectacles, de fictions narratives, de danse, de théâtre, d’événements sportifs, etc., sous-tendant la sphère publique politique. Les technologies de la communication qui se sont développées à travers les millénaires ont fait de cette forme d’activités partagées et spectaculaires, massivement fictionnelles et formelles, orientées vers les jeux et par nature iconiques, un noyau essentiel de la vie sociale — en particulier depuis l’émergence des médias informatifs (journaux, radio, puis télévision, etc.), qui se concentrent sur des valeurs de base d’ordre organique et existentiel : mort, dangers, catastrophes, conditions de vie menacées ou recommandées, ainsi que sports passionnels dans lesquels des groupes s’affrontent et « se tuent », établissant par là une relation avec le niveau symbolique.

La production de sens organique, iconique, existentiel, fusionne ainsi momentanément avec le symbolique dans la religion, les sports et l’art, en ignorant le niveau politique et le traitant comme s’il n’existait pas ou comme s’il était transparent. Si cette alliance symbolico-organique devient permanente, elle représente toujours un danger de dépolitisation autoritaire. Cela arrive malheureusement avec une certaine fréquence au fil des siècles.

Ces trois genres de sémiosis sont particulièrement significatifs pour les sujets, lorsqu’au prix d’une mise entre parenthèses ou d’une réduction du politique épistémique ils relient les niveaux intime et existentiel au royaume transcendant de la destinée, de la « spiritualité », du sentiment de « continuité avec l’univers », tel que la phénoménologie de Bataille le décrit9. Il est possible que ce sentiment soit à l’origine de l’exaltation heideggerienne et fasciste moderne, de même qu’à l’origine des versions révolutionnaires et contemporaines des populismes « spirituellement » exaltés et mystiques. Il est probable qu’on peut le rencontrer historiquement chaque fois que le niveau politique d’une société se fracture, provoquant une crise qui menace sa fonctionnalité quotidienne et triviale.

9 Cf. G. Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954.

3. Subjectivité

Les trois classes de signes qui distinguent respectivement les trois niveaux de structure sociale, à savoir les symboles, les diagrammes10 et les icônes, résonnent également dans le registre de l’architecture de l’esprit humain. Les signes et les esprits ont été et sont constamment modelés par le même processus profond d’évolution sémiotique.

L’architecture de l’esprit humain11 est, chez tout individu, celle d’un dispositif conceptuel stratifié et intégrateur couvrant l’intervalle qui sépare l’instance somatique de la perception sensorielle et l’instance somatique de la réaction corporelle affective. Entre ces deux instances somatiques, une structuration neuro-cognitive conceptuelle permet à l’esprit de disposer d’une activité consciente complexe, dans le champ de laquelle la fonction volitive qu’on appelle l’attention peut se déplacer plus ou moins librement.

La première strate contient les qualia, des « qualités », dont certaines sont grosso modo désignées dans le langage par des termes adjectifs (par exemple les couleurs et autres « sensations ») : qualités sonores, qualités tactiles, odeurs, goûts, parfois non étiquetés et souvent surprenants, mais enregistrés par la mémoire à long terme. La seconde couche contient des entités substantives, des « choses » identifiables dans l’espace et dans le temps ; les qualia peuvent apparaître comme leurs propriétés. Ces « choses », ces objets sont souvent désignés pas des substantifs catégorisants. Dans la troisième couche, l’esprit distingue des scénarios, des épisodes qui peuvent être enchaînés en tant que processus narratifs, isolés en tant qu’événements ou actions, ou fixés en tant qu’états, contenant tous un noyau génératif que le langage catalogue parfois par ses verbes. Les scénarios intègrent évidemment les concepts sous-jacents des couches précédentes, les adjectifs aux noms, les phrases nominales aux verbes et aux phrases verbales, et finalement celles-ci aux énoncés discursifs.

Une quatrième couche permet à l’esprit d’établir des analogies entre les scénarios et de constituer ainsi des notions normatives en tous genres. Les expériences de la troisième couche sont habituellement mémorisées comme acquis encadrés par ce type de notions normatives et comparatives, appelées également des valeurs et des paramètres (tels que l’importance, la perfection, la précision, l’attention à l’autre, la vérité…), que le langage désigne de multiples manières, marquant éventuellement l’opération par des adverbes évaluatifs liant les phrases.

Une cinquième couche, enfin, intègre les concepts normatifs des intégrations précédentes et crée des états affectifs que nous cataloguons comme des émotions (sentiments de courte durée), des humeurs (relevant de durée plus longue), et des passions (relevant du très long terme). Il est évident que ces états présentent à la fois un contenu sémantique — la colère contient ainsi le récit d’un mauvais traitement, etc. — et un signal somatique qui affecte le corps impliqué pendant un certain temps. Le langage enregistre certaines occurrences affectives dans des morphèmes énonciatifs tels que les exclamations, ainsi que dans les profils d’intonation et dans les gestes qui accompagnent l’énonciation.

Figure 2. Esprit et grammaire.

10 Les diagrammes sont d’ailleurs actifs dans toutes les interprétations de signes naturels, également appelés indices (dans la sémiotique de C.S. Peirce). Pour qu’une occurrence prenne le sens d’indice ou d’indication d’un événement, d’un état, d’une chose en cours ou présente, l’esprit doit créer un diagramme interne schématisant la relation entre les deux instances (que nous appelons, en Europe, le signifiant et le signifié). Le terme peircéen d’« index » induit en erreur, dans la mesure où, pour Peirce et ses adeptes, il est destiné à inclure la deixis, alors qu’un indice n’a rien de déictique.


11 Sur l’architecture mentale, cf. P.Aa. Brandt, « Form and meaning in art », in Mark Turner (éd.), The Artful Mind. Cognitive Science and the Riddle of Human Creativity, New York, Oxford University Press, 2006.

Cette architecture mentale semble tout à fait comparable aux stratifications conceptuelles présentées par d’autres espèces animales, portant à la fois sur les types de contenu et les processus. Toutefois, l’évolution sémiotique humaine est spécifique et unique, dans la mesure où elle partage ses articulations de base avec la socio-sphère. C’est ce que je voudrais préciser ci-dessous.

L’élaboration de l’information neuronale et conceptuelle qui met à jour en permanence le contenu de l’architecture est à la fois afférent et efférente. Les intégrations afférentes (vers le haut) permettent souvent des re-conceptualisations (vers le bas), par lesquelles les contenus sont « rédigés », corrigés, réexaminés, révisés. Cette variation, impliquant le travail de l’attention, explique les différences existantes entre les modes de sens12.

12 Sur l’attention dans une perspective sémiotique cognitive, cf. T. Oakley, From Attention to Meaning, Explorations in Semiotics, Linguistics and Rhetoric, Berne, Peter Lang, 2009.

Les styles d’attention expliquent les différences principales dans la production de sens, c’est-à-dire les « productions » de l’esprit inter-somatique que nous avons décrit. La fabrication de sens symbolique, souvent considérée, à tort, comme la fonction intellective la plus complexe, est, en fait, la plus simple et la plus rapide : ce genre d’afférence va directement de la perception au scénario, ou à la situation, puis à l’intégration normative et affective, et finalement à la réaction motrice, somatique, avec une efférence minimale. Dans ce mode de sens, le sujet comprend les situations intersubjectives comme des appels aux réponses corporelles : la perception linguistique demande une réponse corporelle motrice (par exemple, en obéissant à un ordre), et une perception corporelle motrice demande une réponse linguistico-corporelle (par exemple, donner un ordre) qui, à son tour, appelle une réponse corporelle motrice. Les actes performatifs utilisent généralement ce registre supérieur de l’architecture, ce qui les rend plus rapides que les autres types de pensée, mais également moins réfléchis. Les styles autoritaires de structuration de sens donnent par conséquent des résultats plus rapides, mais moins « intellectuels ».

En revanche, le déroulement de l’imagination épistémique, à savoir notre attitude lorsque nous étudions un problème, tentons de trouver une explication possible à une difficulté, essayons de comprendre l’histoire, la pensée et les sentiments d’une autre personne, exige un usage beaucoup plus large de l’élaboration efférente. Nous retenons alors le contenu sous-jacent pendant que nous examinons les intégrations précédentes, que nous interrogeons les gestalts et les assemblages objectaux déjà effectués, et que nous laissons le « rayon de lumière » de l’attention illuminer une partie aussi grande que possible du réseau de concepts mémorisés que nous examinons — tout en différant la réaction somatique post-cognitive. Nous « hésitons ». Penser de cette manière analytique et presque philosophique demande une forme d’hésitation, une certaine mesure de passivité corporelle et de la patience. Si on compare l’effet, sur la pensée, de l’écriture et celui de la conversation, on a déjà un exemple montrant le ralentissement de la pensée lié à l’écriture, et on obtient souvent des résultats conceptuellement plus riches que ceux de la simple « pensée intérieure ». L’imagination épistémique, avec ou sans langage (par exemple dans l’architecture, la musique ou les mathématiques) n’a pas besoin de « voir » mentalement comme nous le faisons lorsque nous regardons des objets extérieurs. Elle « voit » des relations qui sont invisibles mais qui existent dans la forme imaginée de lignes, de liens ou de liaisons (cf. le terme allemand Verbindungen), de flèches, de triangles, de cercles, etc., déployant une sorte de géométrie plastique servant à la représentation des états de choses « abstraits », géométrie toutefois sans règles à apprendre, puisque l’esprit fabrique de tels diagrammes spontanément.

Les images, quant à elles — souvenirs mentaux, rêves et fantasmes exposés de manière extérieure et spatio-temporelle — dominent totalement dans la conscience individuelle comme arrière-plan existentiel continu de ce que l’esprit est en train de faire à chaque instant. C’est pourquoi les signes iconiques entrent directement en contact avec la tonalité affective propre de l’esprit, tonalité qu’ils peuvent facilement modifier. Dans l’architecture mentale, les icones sont élaborées comme si elles étaient les perceptions mêmes du sujet, à part le fait qu’elles sont destinées à être interprétées par d’autres sujets d’une certaine manière. L’idée d’un « destinateur » supposé d’une image exprimée est intégrée dans l’objet que cette image constitue pour le « destinataire », de sorte que l’élaboration inclut un processus efférent ou inversé, insérant l’objet iconique dans un cadre impliquant qu’il est donné par quelqu’un à quelqu’un d’autre qui le recevra, le « lira », avec les qualia qui lui sont attribués. C’est pourquoi il est probable que les images sont perçues avec encore plus d’acuité que ne le seraient les perceptions correspondantes. Leurs qualités formelles invitent à une lecture « pointue » (a close reading), précisément parce qu’elles sont conçues comme intentionnellement destinées par quelqu’un à être « lues », alors que ce que nous voyons, en ouvrant simplement les yeux sur ce qui nous entoure, n’offre pas cette particularité. Cela pourrait être également la raison pour laquelle nous vivons nos rêves comme un genre de message de la part d’un « inconscient » : dans la mesure où il s’agit d’images, elles doivent être voulues par un quelconque autre sujet (à l’intérieur de nous-mêmes, l’Inconscient, ou, précédemment, à l’extérieur de nous, les Dieux). De même, le partage des fantasmes les rend encore plus vivants, ce qui expliquerait probablement pourquoi nous aimons partager des images, par exemple des photos, et raconter aux autres des anecdotes et des histoires que nous avons vécues : raconter nous rend plus facile la saisie même des détails, comme si le contenu nous était donné par un narrateur différent du locuteur (d’où le narrateur impersonnel, « olympien » de la fiction). La cure par le langage, offerte par les psychanalystes, exploite le même phénomène intentionnel.

La psyché individuelle, existentielle, comprend ainsi un mode symbolique à élaboration rapide pour les relations de pouvoir interpersonnelles et performatives. Elle comprend également un mode épistémique et diagrammatique à élaboration lente pour la réflexion, la discussion, l’interaction critique avec les autres. Elle comprend enfin un mode iconique d’élaboration encore plus lente pour les échanges intimes, esthétiques et affectifs, en particulier avec les intimes, les amis et la famille. La psyché et la société sont reliés à travers tous les modes et les niveaux, dans la mesure où les structures stratifiées qui les constituent sont isomorphes, comme nous l’avons vu, et connectées par des signes de types correspondants. C’est pour cette raison que les événements sociaux nous affectent automatiquement, comme s’ils étaient presque des événements biographiques de notre vie. Nos états affectifs réagissent immédiatement et automatiquement aux changements critiques du monde « environnant », et nous devons nous sentir engagés et sentir que nous participons, lorsque l’imaginaire social qui nous entoure subit des transformations. Quand les pouvoirs souverains glissent, par exemple, entre la furie despotique ou le chaos financier et un constitutionnalisme tempéré et tranquille, nous ressentons du découragement ou du soulagement, comme si les événements s’adressaient à nous personnellement et physiquement. La société nous pénètre, localement et globalement.

 

4. Les citoyens globaux

La société pénètre la subjectivité, et pourtant la résistance et l’opposition critique sont possibles, de même que le conformisme et la flagornerie anonyme. « Devenir global » intellectuellement, en suivant l’idée de citoyenneté du monde inspirée de la philosophie des Lumières, peut être une manière de résister, mais également de se conformer aux situations.

Toute personne physique est enracinée biographiquement dans un petit ensemble de pays, mais est aussi naturellement préparée à aller là où la vie peut la conduire, dans la mesure où la socio-sphère varie historiquement mais non pas structurellement ; tout le monde peut s’adapter. Un citoyen local est aussi, potentiellement, un citoyen global. Il y a toutefois différentes façons d’« être global », comme le lecteur a pu le deviner en parcourant l’analyse qui précède.

La prétendue jet set est une caste symbolique de personnes qui « vole » au-dessus des législations, des règles de conduite et des préoccupations envers les populations, afin de jouir personnellement des possibilités illimitées offertes à une « élite » riche et puissante de princes, prêtres, banquiers, mafiosi, usuriers, etc. et de se les partager entre eux — « élite » désormais aussi internationale que ces méga-compagnies qui se passent de toute attache à un pays particulier. Cette caste symbolique représente aujourd’hui un des dangers les plus sérieux pour l’écologie matérielle et immatérielle de notre planète, parce que sa force décisionnelle opportuniste transcende les plus hautes instances du niveau politique et par là les plus hauts sommets de l’autorité légale. Est-il possible de la « discipliner », de la ramener au respect des règles ? La question est cruciale et malheureusement tout à fait ouverte.

L’« élite » politique est une caste différente, composée de dirigeants, de présidents, de secrétaires, de ministres, d’hommes et de femmes d’État, qui transitent entre les sociétés et établissent des réseaux de fonctions coordinatrices qui servent… soit les intérêts des méga-compagnies et de la caste symbolique, soit ceux de leurs populations respectives, qu’ils représentent d’une manière ou d’une autre. Ces agents politiques subissent une pression constante des deux côtés et, pour cette raison, agissent habituellement de manière inconsistante et corrompue. Ils sont « globaux », mais incapables de dépasser les pôles de cette dynamique verticale (qui oppose l’organique et le symbolique). Le discours de cette caste est souvent moralement éprouvant à entendre, parce qu’il émane de sources qui ne peuvent pas être explicitement présentées.

Troisièmement, les globalistes organiques incluent bien entendu les militants écologistes, qui comprennent que le sort de la planète est entre les mains de l’humanité et dépasse les limites nationales. Ils ne constituent pas une caste, mais plutôt une communauté ouverte sans frontières, rassemblant les militants de base qui désirent s’investir dans la lutte pour la conservation de la planète. Planter des arbres dans ce but est une initiative réellement organique, qui peut (et est destinée à) être perçue comme significative symboliquement et politiquement. Cependant, seule une connexion transversale réelle des agents sociaux opérant à tous les niveaux, du niveau organique jusqu’au symbolique, en passant par le politique, serait probablement en mesure de rendre possibles de telles initiatives globales. Par conséquent, l’agent transversal hypothétique est notre quatrième catégorie de citoyens globaux — du moins, en principe — , certainement pas une caste dans le sens des premiers types énumérés, mais un citoyen critique global.

Ma proposition en ce qui concerne les activités humaines qui pourraient incarner la quatrième position serait de les comparer à l’ensemble sans frontières des médecins, des écrivains, des musiciens, des peintres et des artistes en général. L’art (en incluant l’art médical) voyage, de fait, et est ressenti comme l’incarnation de formes transculturelles d’humanité. La récupération des activités artistiques et de soins par les castes se produit fréquemment, mais elle reste secondaire par rapport à ce que l’art et la médecine signifient pour les populations dans le monde entier : une collectivité active et performante, et une communauté potentiellement illimitée d’esprits — l’humanité de l’humanité, pour ainsi dire. Dans la sphère illimitée des arts, nous pouvons apercevoir une lueur du principe symbolique central qui pourrait échapper à l’emprise de la Loi (la violence) et du Nom (l’identité), et qui pourrait contenir le noyau d’un esprit critique : un noyau de liberté symbolique (courage et autonomie) pour aller là où il est possible d’aller et pour éviter le mal et le faux, au nom de la vérité kantienne13.

13 Par « vérité kantienne », j’entends ce que nous pensons individuellement être vrai pour tous, expression dans laquelle « vrai » signifie aussi fiable que possible. Dans le schéma 1, une zone interne du niveau symbolique porte la mention « art ». Cela indique qu’il existe une souveraineté personnelle, individuelle, c’est-à-dire le genre d’intégrité et d’autonomie personnelles requis pour être éthiquement (pour être simplement quelqu’un en termes de Loi) et esthétiquement (cf. pour être une personne définie, grâce à l’identité qualitative que confère un Nom) engagé envers l’humanité à travers la globalité de l’art, en l’aimant en quelque sorte, en pensant à travers lui et peut-être en le pratiquant.

Conclusion

La question de l’identité mérite un dernier commentaire. La distinction classique entre identité qualitative et identité numérique autorise une interprétation qui n’est pas sans intérêt dans la perspective esquissée ici. Sur le plan numérique, je ne suis que moi et que cette personne unique qui reste moi dans le temps et dans l’espace, aussi longtemps que je vis. C’est la condition préalable nécessaire de la responsabilité juridique (je ne peux pas échapper à cette condition en affirmant être quelqu’un d’autre). Sur le plan qualitatif, je peux être membre de certaines communautés culturelles, historiques (je suis fier de faire partie de...) et peux réclamer la reconnaissance de cette appartenance. C’est ce que les entités collectives ethniques ou autres font, au nom de la culture, de la religion, du genre, de la race ou de l’histoire nationale.

Toutefois, l’identité qualitative ultime est nécessairement celle du statut d’une personne dans le monde. Le problème est alors qu’il n’y a plus personne à l’extérieur de ce dont on est membre pour garantir la reconnaissance de cette identité qualitative particulière ! Le citoyen global critique doit vivre en se contentant d’être uniquement un être humain, sans autre autorisation. Les artistes, ainsi que les migrants du monde, savent ce que cela signifie que de ne pas être reconnu14 et apprécié pour ce qu’on est en raison de ses activités. Nous pouvons tous apprendre de ce sentiment existentiel. Il n’y plus ici aucune position identitaire à prendre et à défendre. Nous pouvons l’esquisser théoriquement et philosophiquement mais la version incarnée dans l’existence est un défi pour chacun d’entre nous.

14 Quand un artiste finit par être reconnu, il doit toujours passer à autre chose, faire quelque chose de plus radical et de plus risqué, donc de moins reconnu.


Références

Bataille, Georges, La part maudite, Paris, Minuit, 1949.

L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954.

Brandt, Per Aage, La charpente modale du sens, Amsterdam et Aarhus, Benjamins et Aarhus University Press, 1992.

Spaces, Domains, and Meaning : Essays in Cognitive Semiotics, Berne, Peter Lang (European Semiotics, 4), 2004.

— « Form and meaning in art », in Mark Turner (ed.), The Artful Mind. Cognitive Science and the Riddle of Human Creativity, New York, Oxford University Press, 2006.

The Music of Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2019.

Eisenstadt, Shmuel N. (éd.), The Origin and Diversity of Axial Age Civilizations, New York, State University of New York Press, 1986.

Ellis, Maureen (ed.), Critical Global Semiotics. Understanding Sustainable Transformational Citizenship, London, Routledge, 2019.

Graeber, David, Debt : The First 5,000 Years, New York, Melville House, 2011.

Jaspers, Karl, Vom Ursprung und Ziel der Geschichte (1949), Munich et Zürich, R. Piper & Co., 1983.

Oakley, Todd, From Attention to Meaning, Explorations in Semiotics, Linguistics and Rhetoric, Berne, Peter Lang, 2009.

Thom, René, Stabilité structurelle et morphogenèse. Essai d’une théorie générale des modèles, Reading (MA), W.A. Benjamin, 1972.

Zlatev, Jordan, Göran Sonesson et Piotr Konderak (éds.), Meaning, Mind and Communication : Explorations in Cognitive Semiotics, Berne, Peter Lang, 2016.

 


* Traduit de l’anglais par Maryse Laffitte. Article publié originellement sous le titre « What is a global citizen ? A contribution from cognitive semiotics » dans M. Ellis (éd.), Critical Global Semiotics. Understanding Sustainable Transformational Citizenship, Londres, Routledge, 2019. La sémiotique cognitive associe l’étude de la communication, de la sémiotique, de l’étude de l’esprit et de la conscience, et la science cognitive. Voir J. Zlatev et al. (éds.), Meaning, Mind and Communication : Explorations in Cognitive Semiotics, Berne, Peter Lang, 2016. L’auteur du présent article fait partie des chercheurs qui ont utilisé cette appellation depuis les années 1990. La revue Cognitive Semiotics, fondée en 2007, et une association internationale travaillent sous ce libellé.

1 Cf. « 50.000 ans de modernité », dernier chapitre de P.A. Brandt, Spaces, Domains, and Meaning : Essays in Cognitive Semiotics (Berne, Peter Lang, 2004), et première ébauche de la présente analyse.

2 En Chine, en Inde, en Grèce, en Palestine. Cf. K. Jaspers, Vom Ursprung und Ziel der Geschichte (1949), Munich et Zürich, R. Piper & Co., 1983 ; S. Eisentadt, The Origin and Diversity of Axial Age Civilizations, New York, State University of New York Press, 1986 ; D. Graeber, Debt : The First 5,000 Years, New York, Melville House, 2011.

3 Ma source d’inspiration est ici le travail du philosophe français Georges Bataille, en particulier son « économie générale ». Cf. G. Bataille, La part maudite, Paris, Minuit, 1949.

4 Les noms personnels sont évidemment essentiels dans ce contexte. Les appellations commerciales ou autres (souvent des acronymes) d’institutions et d’entreprises suivent le même principe d’identité sacralisée.

5 Cf. R. Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse. Essai d’une théorie générale des modèles, Reading (MA), W.A. Benjamin, 1972 ; P.A. Brandt, La charpente modale du sens, Amsterdam-Aarhus, Benjamins et Aarhus University Press, 1992 et Spaces, Domains, and Meaning, op. cit.

6 Certains pays ont de nombreuses langues. Le Cameroun, par exemple, en compte 242, auxquelles s’ajoutent deux langues administratives, le français et l’anglais.

7 La liste la plus répandue compte 206 Etats souverains de ce genre. Elle est controversée et l’inventaire, établi principalement pour des raisons de droit international, a engendré une énorme littérature critique. On estime qu’environ 7000 langues sont actuellement parlées dans le monde. Mais 90% d’entre elles ne le sont que par des populations de moins de cent personnes.

8 Commentaire sémiotique : les diagrammes, tout comme les cartes, les organigrammes, les courbes, les modèles graphiques et les configurations géométriques en tous genres, sont des instruments mentaux et sociaux destinés à développer ces idées intellectives qui transcendent l’expérience et préfigurent les théories. En dépit de suppositions fréquentes, les diagrammes ne sont pas des icônes, dans la mesure où ils ne sont pas des signes jouant sur la similarité (avec une perception, possible ou réelle), mais, en fait, l’expression mentale ou sociale directe des éléments de pensée. Toutefois, ils contiennent souvent des symboles alphanumériques et des icônes, à titre d’étiquettes intégrées aux « dessins » graphiques.

9 Cf. G. Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954.

10 Les diagrammes sont d’ailleurs actifs dans toutes les interprétations de signes naturels, également appelés indices (dans la sémiotique de C.S. Peirce). Pour qu’une occurrence prenne le sens d’indice ou d’indication d’un événement, d’un état, d’une chose en cours ou présente, l’esprit doit créer un diagramme interne schématisant la relation entre les deux instances (que nous appelons, en Europe, le signifiant et le signifié). Le terme peircéen d’« index » induit en erreur, dans la mesure où, pour Peirce et ses adeptes, il est destiné à inclure la deixis, alors qu’un indice n’a rien de déictique.

11 Sur l’architecture mentale, cf. P.Aa. Brandt, « Form and meaning in art », in Mark Turner (éd.), The Artful Mind. Cognitive Science and the Riddle of Human Creativity, New York, Oxford University Press, 2006.

12 Sur l’attention dans une perspective sémiotique cognitive, cf. T. Oakley, From Attention to Meaning, Explorations in Semiotics, Linguistics and Rhetoric, Berne, Peter Lang, 2009.

13 Par « vérité kantienne », j’entends ce que nous pensons individuellement être vrai pour tous, expression dans laquelle « vrai » signifie aussi fiable que possible. Dans le schéma 1, une zone interne du niveau symbolique porte la mention « art ». Cela indique qu’il existe une souveraineté personnelle, individuelle, c’est-à-dire le genre d’intégrité et d’autonomie personnelles requis pour être éthiquement (pour être simplement quelqu’un en termes de Loi) et esthétiquement (cf. pour être une personne définie, grâce à l’identité qualitative que confère un Nom) engagé envers l’humanité à travers la globalité de l’art, en l’aimant en quelque sorte, en pensant à travers lui et peut-être en le pratiquant.

14 Quand un artiste finit par être reconnu, il doit toujours passer à autre chose, faire quelque chose de plus radical et de plus risqué, donc de moins reconnu.

 

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Résumé : Pour penser « globalement », nous devons accepter d’utiliser des notions globales comme celles de société, de langage et de sémiosis, développées dans des cadres d’inspiration scientifique si possible. Nous rendrons compte en premier lieu de ce qu’est une société humaine sur le plan écologique général et global, en nous fondant sur ce qu’elle prend à la nature et lui rend. Le modèle réaliste critique stratifié que nous obtiendrons nous servira de cadre pour une description du monde vécu, ainsi que de ses strates et domaines d’expérience. Les principes d’autorité, de pouvoir et de vérité dépendent d’une perspective éco-ontologique de ce genre. Nous considérerons ensuite la manière dont se déploient les signes et le sens. Le sens entre dans une typologie stable qui inclut les modes performatif, épistémique et affectif ; les types de signes et d’utilisation du langage ancrent ces modes en tant que formats sémantiques dans les discours. Les structures de discours, incluant les formats narratif, argumentatif et descriptif, déterminent les formes possibles de connaissance accessible au citoyen global, à savoir l’histoire, la philosophie et la science, ensembles complémentaires des formes d’art et de religion dont l’origine structurale doit être recherchée dans notre psychisme. Toutefois, au lieu d’opposer le psychisme et le monde (le monde quotidien), nous tenterons de montrer comment une étude psycho-sémiotique doit être directement associée à une étude éco-sémiotique, sachant que l’esprit est lui-même façonné par le monde sémiotique avec lequel il a évolué pendant 50 000 ans de modernité. Face aux menaces contemporaines, l’éthique, l’esthétique et la pensée critique doivent converger pour défendre la possibilité d’une humanité et d’un habitat globaux et planétaires.


Resumo : Para pensar “globalmente”, deve-se utilizar noções globais como as de sociedade, de linguagem e de semiose, desenvolvidas numa perspectiva científica. O artigo trata em primeiro lugar do que uma sociedade humana é no plano ecológico geral e global, considerando o que ela toma e devolve à natureza. O modelo realista, crítico e estratificado obtido serve como quadro geral e global para descrever o mundo vivido, assim como seus níveis e domínios de experiência. Os princípios humanos de autoridade, de poder e de verdade dependem de uma perspectiva desse gênero eco-ontológico. Considera-se em seguida o modo como os signos e o sentido se desenvolvem segundo uma tal descrição global (e de fato universal) : o sentido entra numa tipologia estável que inclui os modos performativo, epistêmico e afetivo ; os tipos de signos e os tipos de uso da linguagem ancoram esses modos enquanto formatos semânticos nos discursos. As estruturas discursivas, que incluem os formatos narrativo, argumentativo e descritivo, determinam as formas possíveis do conhecimento acessível para o cidadão global, ou seja, a história, a filosofia e a ciência, complementando as formas da arte e da religião, cuja origem deve ser procurada no nosso psiquismo. Todavia, em vez de opor o psiquismo e o mundo cotidiano, tenta-se mostrar como um estudo psico-semiótico deve também ser diretamente associado a uma abordagem eco-semiótica, desde que o próprio espírito é configurado pelo mundo semiótico no qual o homem evoluiu durante os 50.000 anos da modernidade. Hoje, face às ameaças contemporâneas, a ética, a estética e o pensamento crítico devem convergir para defender a possibilidade de um habitat e de uma humanidade globais e planetários.


Abstract : In order to think “globally”, despite the differences we so enjoy and value, we have to accept using global notions, of society, subjectivity, language, and semiosis, evidently developed in science-based frameworks when possible. Here, we will firstly give a general and global ecological account of what a human society is, in terms of what it extracts from and expels back into nature. The stratified model obtained will serve as a general and global frame for a characterisation of the human life-world and its experiential strata and domains. Human principles of authority, power, and truth depend on a perspective of this eco-ontological kind. We will secondly consider how signs and meaning unfold according to such a global, indeed universal, characterisation : meaning falls into a stable typology including performative, epistemic, and affective modes, and both sign types and types of language use anchor these modes as semantic formats in the discourses. Discourse structures, including the narrative, the argumentative, and the descriptive formats, ground the possible forms of knowledge available to a global citizen: history, philosophy, science — complementary to our forms of art and religion, whose structural origin must be sought in the psyche. However, instead of opposing psyche and world, i.e. life-world, we will finally try to show how a psycho-semiotic study must also directly relate to an eco-semiotic study, because the mind is itself shaped by the semiotic world that evolved with it during its 50,000 years of modernity. Ethics, aesthetics, and critical thinking must now converge, in view of the contemporary threats, to defend the possibility of a global, planetary habitat and humanity.


Mots clefs : architecture mentale, catastrophe, dynamique, écologie globale, imaginaire, organique, signes (types de —), socio-sphère, symbolique.


Auteurs cités : Georges Bataille, Shmuel N. Eisenstadt, Maureen Ellis, David Graeber, Karl Jaspers, Todd Oakley, René Thom, Jordan Zlatev.


Plan :

Introduction

1. L’écologie globale de la socio-sphère

2. Signes et types de sens dans le monde social

3. Subjectivité

4. Les citoyens globaux

 

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Recebido em 09/04/2020. / Aceito em 06/03/2021.