Bonnes feuilles

Une sémiotique engagée
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Publié en ligne le 30 juin 2023
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2023n5.62468
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Le dernier en date des nombreux volumes publiés par le Centre de recherches socio-sémiotiques de la PUC-São Paulo (le « CPS »1) sous la houlette d’Ana Claudia de Oliveira, la directrice du Centre en même temps que de cette revue, rassemble les travaux effectués en 2021 par sept des ateliers de ce Centre. Il a pour titre Por una Semiótica engajada. « Pour une sémiotique engagée ».

Il y a certainement dans cet intitulé un tout petit peu de provocation. Une discipline prétendument « à vocation scientifique » qui se veut et se proclame engagée ! N’est-ce pas défier ouvertement la partie du corps académique — une partie non négligeable, ne serait-ce que numériquement — pour laquelle scientificité a toujours été et reste synonyme d’« objectivité » (du discours) et de « neutralité » (de la part du chercheur) ? Mais d’un autre côté, il est vrai que dans le contexte actuel cette audace n’est que relative. Cela pour deux raisons.

1 Le Centro de Pesquisas Sociossemióticas, fondé il y a près de trente ans. Autres volumes récents : Semiótica do social (São Paulo, Estação das Letras e Cores e CPS, 2018, 760 p.), Sociosemiótica II. Sentido, estesia, gosto (ibid., 2021, 320 p.), Sociosemiótica IV. Midia e politica (ibid., 2021, 230 p.), Sentidos da cultura paulistana (ibid., 2022, 510 p.).

D’abord, en sémiotique (ou pour le moins en « socio-sémiotique » et particulièrement au CPS), voilà déjà longtemps que plutôt que d’aspirer au regard détaché du savant prétendument hors contexte, on a opté en faveur d’un regard « impliqué »2. Un sémioticien accompli se sait pris dans les contradictions du monde qu’il analyse et se doit par conséquent d’assumer — et non pas de réprimer, d’ignorer ou de nier (sous prétexte d’une prétendue neutralité) — les implications politiques de ses options épistémiques3. Et par ailleurs, autour de nous, l’idée d’une « science engagée » — expression qui aurait jadis été considérée comme une pure contradiction dans les termes — n’est plus désormais susceptible de choquer qui que ce soit dans toute une partie du monde universitaire, une partie bien sûr autre que la précédente, et même son adversaire déclarée, à savoir celle composée des adeptes des cultural, racial, gender, decolonial et autres Studies d’inspiration nord-américaine, qui font précisément de l’engagement, de la militance et du combat politique le ressort même de leurs recherches « scientifiques ».

2 Cf. E. Landowski, « Le regard impliqué », Revista Lusitana, 17-18, 1998 ; rééd. in Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004


3 Cf. E. Landowski, « Politiques de la sémiotique », Rivista Italiana di Filosofia del Linguaggio, 13, 2, 2019

Est-ce à dire que la sémiotique, à partir du moment où elle s’« engage », devient une simple variante des Cultural Studies ? La Préface reproduite ci-après montre que non, et la suite du livre le confirme. Certes une sémiotique « engajada » partage quelque chose d’essentiel avec le courant d’origine anglophone, à savoir la dimension critique et l’attitude contestataire qui peut en découler lorsque la critique porte sur les pratiques, les décisions ou les discours d’institutions de pouvoir. Mais les deux approches n’ont rien d’autre en commun.

Ce qui les différencie au plus profond, c’est qu’elles mettent en œuvre deux épistémologies foncièrement distinctes. Pour ne pas risquer de défigurer les positions de la partie adverse (que nous connaissons seulement de l’extérieur et de loin), ne parlons que de l’option qui nous est familière : la sémiotique, comme la linguistique et l’anthropologie dont elle est issue (et plus largement, comme toutes les approches structurales, qu’il s’agisse des sciences de l’homme ou « de la nature »), est une approche descriptive : descriptive et non pas normative. Elle ne se donne donc pas pour mission de dire le juste ou de dénoncer l’injuste au nom d’une éthique transcendante définissant a priori l’ordre des valeurs. Sa vocation est de rendre compte du sens (ou du non sens) des choses telles qu’elles sont.

Bien sûr, un sémioticien étant comme tout le monde un citoyen qui partage certaines opinions ou croyances et qui a ses préférences, il ne peut pas ne pas réagir émotionnellement à ce qui se passe autour de lui, et en particulier s’indigner de mille injustices. Mais, en tant que sémioticien, sa motivation première n’est pas l’indignation — pas plus que sa finalité ultime n’est la dénonciation. Il voudrait en premier lieu comprendre. Car au fond, sur les grandes valeurs — liberté, non discrimination, égalité — tout le monde (tous les gens de bonne volonté, toute « la gauche ») s’accorde. Et tout le monde en chœur crie au scandale quand elles sont violées. Le sémioticien lui aussi, bien sûr, se joint au mouvement. Mais en se tenant un petit peu à l’écart de la foule : plutôt que de se borner à protester, il voudrait voir plus clair. Mehr Licht ! Comment rendre compte de ce qui se passe ? A quelle logique l’oppresseur, « le Pouvoir » (gouvernemental, patronal, patriarcal, peu importe) obéit-il ? Car pour combattre efficacement, mieux vaudrait comprendre, savoir décrire, pouvoir expliquer.

Et à cet égard, ce qui différencie le sémioticien engagé du « citoyen indigné » tout comme du social scientist nouvelle vague, c’est que pour comprendre, décrire, expliquer, il ne se contente pas de se fier à quelque forme d’empathie avec son objet ou d’antipathie vis-à-vis de ceux qu’il se donne comme ses anti-sujets. Pour ce faire, il se sert de ce qu’on appelle une méthode. Une méthode, comme le montre la Préface qui suit (et le livre qu’elle introduit), ce sont des concepts interdéfinis qui garantissent la cohérence, l’intelligibilité et, autant que possible, la vérifiabilité du discours qu’on construit à propos de ce qu’on étudie. Or il se trouve qu’on voit plus loin lorsque le regard critique sur les choses n’est plus guidé par la seule indignation mais par la méthode. Alors que l’indignation conduit tout au plus à dénoncer répétitivement le mal — souvent sans lui faire grand mal —, la méthode permet, elle, de le déconstruire, de repérer ses fondements, de dévoiler ses ruses, de contourner ses stratégies — en un mot, de le combattre effectivement4. Et le cas échéant de proposer des voies alternatives5.

Privilégiant ainsi l’efficacité, l’engagement sémiotique n’est pas — pas seulement — d’ordre moral : il est d’abord politique.


Eric Landowski

4 Comme le font par exemple aussi, en d’autres lieux, R. Pellerey, « Fuori mercato. Dissidenze inattuali e modernità obbligate », Actes Sémiotiques, 119, 2016 ; P. Demuru et Fr. Sedda, « Da cosa si riconosce il populismo. Ipotesi semiopolitiche », Actes Sémiotiques, 121, 2018 ; C. Addis, « Relations de pouvoir : l’impostura populista », Actes Sémiotiques, 123, 2020 ; Y. Fechine et P. Demuru, Um bufão no poder. Ensaios sociossemióticos, Rio de Janeiro, Confraria do Vento, 2022.


5 Cf. J. Fontanille, « La sémiotique face aux grands défis sociétaux du XXIe siècle », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; E. Landowski, « Petit manifeste sémiotique », Sémiotique et engagement (dossier), Actes Sémiotiques, 120, 2017 ; R. Pellerey, « Una dinamica organizzazionale dissidente », Actes Sémiotiques, 122, 2019.



1 Le Centro de Pesquisas Sociossemióticas, fondé il y a près de trente ans. Autres volumes récents : Semiótica do social (São Paulo, Estação das Letras e Cores e CPS, 2018, 760 p.), Sociosemiótica II. Sentido, estesia, gosto (ibid., 2021, 320 p.), Sociosemiótica IV. Midia e politica (ibid., 2021, 230 p.), Sentidos da cultura paulistana (ibid., 2022, 510 p.).

2 Cf. E. Landowski, « Le regard impliqué », Revista Lusitana, 17-18, 1998 ; rééd. in Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004

3 Cf. E. Landowski, « Politiques de la sémiotique », Rivista Italiana di Filosofia del Linguaggio, 13, 2, 2019.

4 Comme le font par exemple aussi, en d’autres lieux, R. Pellerey, « Fuori mercato. Dissidenze inattuali e modernità obbligate », Actes Sémiotiques, 119, 2016 ; P. Demuru et Fr. Sedda, « Da cosa si riconosce il populismo. Ipotesi semiopolitiche », Actes Sémiotiques, 121, 2018 ; C. Addis, « Relations de pouvoir : l’impostura populista », Actes Sémiotiques, 123, 2020 ; Y. Fechine et P. Demuru, Um bufão no poder. Ensaios sociossemióticos, Rio de Janeiro, Confraria do Vento, 2022.

5 Cf. J. Fontanille, « La sémiotique face aux grands défis sociétaux du XXIe siècle », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; E. Landowski, « Petit manifeste sémiotique », Sémiotique et engagement (dossier), Actes Sémiotiques, 120, 2017 ; R. Pellerey, « Una dinamica organizzazionale dissidente », Actes Sémiotiques, 122, 2019.

 

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