« Moi, je suis » Le Ἐγώ εἰµι absolu sur les lèvres de l’aveugle guéri par Jésus (Jn 9)
« Yo soy » El Ἐγώ εἰµι absoluto en los labios del ciego de nacimiento curado por Jesús (Jn 9)
André Luís de Araújo*
* O autor é Jesuíta, Doutor e Mestre em Letras Estudos Literários pela UFMG. Graduado em Letras pela UFMG e em Filosofia e Teologia pelo Centro Sèvres Facultés Jésuites de Paris, tendo feito uma parte de seus estudos filosóficos na Faculdade Jesuíta de Filosofia e Teologia, em Belo Horizonte, tem se aventurado a escrever, porque acredita num potencial inventivo e pictórico da palavra poética. Como professor do Curso de Letras e do Programa de Pós-Graduação em Ciências da Linguagem da Universidade Católica de Pernambuco (UNICAP), aposta num projeto ético-estético de enunciação que se lança na confluência com outras artes, a filosofia e a teologia. Desenvolve suas pesquisas na linha dos processos de organização linguística e identidade social, tematizando a literatura e outros sistemas semióticos, a expressão da alteridade e os Estudos Culturais. Publicou o livro de poemas Sagrado Primitivo (Loyola, 2017). Contato: aluisaraujosj@gmail.com.
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RÉSUMÉ
L’objet de cet article, c’est d’entreprendre une analyse narrative, en essayant de préciser le rôle littéraire de l’expression Ἐγώ εἰµι ainsi que son importance pour le développement d’un sens théologique pour l’évangile selon saint Jean. Cette compréhension cherche à dégager le sens littéraire du récit de la guérison de l’aveugle-né par Jésus, en s’appuyant sur la structure de l’ensemble de Jean 9, parce que la formule du Ἐγώ εἰµι est étonnante sur les lèvres de l’aveugle : elle est la seule occurrence dans l’évangile où elle n’a pas Jésus pour sujet. En effet, on constate que, si d’une part, le Ἐγώ εἰµι est une expression révélatrice qui joue toujours un rôle littéraire organisateur et dynamique dans le quatrième évangile, d’autre part, il est avéré que sa signification théologique n’est pas tout à fait la même dans les différentes péricopes. De cette manière, le Ἐγώ εἰµι marque une progression au fur et à mesure du déroulement de cet évangile, en donnant un développement de l’identité de Jésus, par le moyen de cette expression et des mots-images qui lui sont associés.
Mots-clés:L’aveugle-né, Évangile de Jean, Ἐγώ εἰµι.
RESUMEN
This article aims to discuss a reception of The Chronicles of Narnia in Brazil. For this, a study was based on the theory of the literary system and polysystem together with the numerical data of editorial production of the book provided by Editora W Martins Fontes (publisher responsible for the production of the The Chronicles of Narnia in Brazil). As a methodology, this research reflected on the work of C. S. Lewis taking in the opinion of the author, a book and the public receiver in order to show how various possibilities of study of Lewis’ artistic universe. In addition, the impulse that launched the film adaptation of 2005 in the sale of the book was observed by the lens of the polysystem, delineated, then, in what way an artistic production can impel another artistic system (as happened the Chronicles of Narnia in Brazil). As a result of this discussion it was noticed that the film generated the reader.
Palabras claveEl ciego de nacimiento, Evangelio de Juan, Ἐγώ εἰµι.
Préambule
La littérature grecque ne connaît pas l’expression Ἐγώ εἰµι « Moi, je suis », composée du pronom emphatique « moi, je » et du verbe « être » à la première personne du singulier, sans complément d’attribution. Ce Ἐγώ εἰµι à l’absolu est employé dans les quatre évangiles canoniques, mais ses emplois dans l’évangile selon Saint Jean ont des particularités qui les démarquent ainsi de la pratique générale. Si la tournure du Ἐγώ εἰµι à l’absolu, chez Jean, est plus développée que dans les trois synoptiques, ce n’est que dans cet évangile que se trouvent des occurrences de Ἐγώ εἰµι avec un complément.
En dépit de cette constatation, Raymond Brown1 montre, malgré tout, que ce type de construction apparaît encore dans les synoptiques, comme une sorte de complément qui peut être compris, même s’il n’est pas du tout exprimé dans la phrase. En général, il s’agit d’une réponse affirmative de Jésus, soit devant le Sanhédrin (« Je le suis. » - Lc 22, 70 et Mc 14, 62) ; soit aux disciples quand Jésus marchait sur la mer et ceux-ci pensaient que c’était un fantôme (« C’est moi, ne craignez pas. » - Mt 14, 27 et Mc 6, 50) ou après la résurrection (« Voyez mes mains et mes pieds; c’est bien moi. » - Lc 24, 39). En tout cas, il nous semble que la plupart des traducteurs ont préféré utiliser le pronom « le » ou une construction équivalente « C’est moi » au lieu d’employer l’expression « Moi, je suis ».
Tout d’abord, ce Ἐγώ εἰµι absolu s’est imposé à travers les siècles comme une expression théologiquement importante dans le quatrième évangile. Il est probable qu’aucune synthèse satisfaisante sur son sens n’existe encore, sans pour autant établir un constat d’échec. Tout bien considéré, nous lirons ce récit de Jn 9 avec une attention particulière à la structure littéraire du texte, à ses images et à ses expressions, ce qui nous permettra d’exploiter ce Ἐγώ εἰµι comme un dispositif littéraire et, en même temps, une expérience d’altérité.
De même, cette lecture cherchera à relever les spécificités de l’écriture de l’évangéliste et à découvrir davantage ce qu’il a voulu communiquer. Toutefois, il ne s’agit pas de constater simplement la répétition de l’expression qui scande les récits de cet évangile, mais de bien noter le sens théologique du Ἐγώ εἰµι et quel peut être son apport final à la présentation johannique de la personne du Christ. Car une hypothèse qui dépasse l’objectif de ce travail, mais que nous semble tout à fait cohérente, c’est que le quatrième évangéliste a utilisé le Ἐγώ εἰµι - particulièrement sous sa forme absolue - littérairement, pour structurer et créer une trame pour sa narrative, et théologiquement, pour développer sa présentation de la personne du Christ.2
Nous en faisons une lecture simple, en essayant de préciser le rôle littéraire de cette expression révélatrice ainsi que son importance pour le développement d’un sens théologique. Cette compréhension cherche à dégager le sens littéraire du récit de la guérison de l’aveugle-né par Jésus, en s’appuyant sur la structure de l’ensemble de Jean 9, parce que la formule du Ἐγώ εἰµι est étonnante sur les lèvres de l’aveugle : elle est la seule occurrence dans l’évangile où elle n’a pas Jésus pour sujet.
En ce sens, on observe sur le lèvres de Jésus un mouvement progressif d’auto-révélation de son identité, à partir du dialogue avec la Samaritaine (Jn 4, 1-42). Désormais, en passant par les discours du pain de la vie (Jn 6, 1-71), de son témoignage sur lui-même (Jn 8, 12-59), du récit du bon pasteur (Jn 10, 1-39), de la résurrection de Lazare (Jn 11, 1-53), du lavement des pieds (Jn 13, 1-20), de l’annonce de la trahison et des adieux (Jn 13, 21-14, 1-31), de la vigne véritable (Jn 15, 1-17), de son arrestation (Jn 18, 1-12), jusqu’à la fin de son récit, on confirme que l’auteur du quatrième évangile précise qu’il a écrit son ouvrage pour révéler, petit à petit, l’identité de Jésus à travers ses paroles et gestes.
Celui-ci est le disciple, celui qui-témoigne au sujet de ces-choses et celui qui-écrivit ces-choses, et nous savons que vrai, son témoignage, il (l’)est. Or il y (en) a aussi d’autres, beaucoup-de-choses, que fit Jésus, lesquelles, si-éventuellement elles sont écrites une à une, pas même, je pense, le monde lui-même n’(en) contiendra les livres, ceux qui-sont-en-train-d’être-écrits. (Jn 21, 24-25)3
Littérairement, il en a fait un point de mire qui sert à la fois de centre structurant et de motivation de l’action de chacune des péricopes où elle se trouve. Théologiquement, le Ἐγώ εἰµι maintient la présentation centrée sur l’identité de Jésus et ses conséquences eschatologiques dans chaque péricope. Ainsi, par accumulation parfois, mais encore plus souvent par un éclairage rétrospectif, le Ἐγώ εἰµι annonce ce double mouvement, à la fois analeptique et proleptique, qui met en relief la Révélation du Fils de l’homme. C’est au point de nous faire découvrir qu’il ne s’agit pas d’un oracle qui laisserait supposer une révélation extérieure, mais plutôt d’une découverte intérieure qui se manifeste par la transformation des témoins : soit de l’aveugle-né, soit de chacun de nous.
De toute façon, d’un côté, dans ce récit que nous avons choisi, on suppose que l’évangéliste cherche à promouvoir la foi chez le lecteur : la susciter si elle n’existait pas encore et la renforcer si elle était déjà présente - car l’aveugle-né guéri par Jésus ressort comme un modèle de croyant. Les témoignages qu’il doit rendre tout de suite manifestent sa foi initiale en des paroles et des gestes de Jésus (Jn 9, 6-7), parce qu’il doit trouver pour lui-même le sens des choses qui lui arrivent : « S’il est pécheur, je ne sais pas ; une-seule-chose, je sais : qu’étant aveugle, à présent, je regarde » (Jn 9, 25). Ainsi, comme on va le voir, cet homme a reçu de quoi rendre un témoignage et la scène culminera avec sa profession de foi et son adoration, accompagnée d’un dialogue en forme de catéchèse baptismale (Jn 9, 35-38) :
Il entendit, Jésus, qu’ils l’avaient jeté dehors et l’ayant trouvé il (lui) dit : « Toi, crois-tu (πιστεύεις) dans le Fils de l’homme ? » Il répondit celui-là et il dit : « Et qui est-il, Seigneur, afin que je croie en lui ? » Il lui dit, Jésus : « Et tu l’as vu, et celui qui-adresse-la-parole avec toi, il (l’) est, celui-là. » Et lui déclara : « Je crois, Seigneur ! » et il l’adora.
D’un autre côté, en tant qu’écrivain, l’auteur du quatrième évangile a voulu aussi produire une narration vraisemblable et intéressante, en présentant une profonde théologie christocentrique. C’est pourquoi nous osons même dire qu’il a utilisé le Ἐγώ εἰµι comme cet élément moteur, une sorte de pivot de sa construction littéraire, compte tenu de la quantité des occurrences, surtout dans les moments décisifs de la vie de Jésus.
Le cercle n’est donc pas fermé sur lui-même. Une lumière pointe à l’horizon. Il y a un jeu de relation pour la vie : croire dans le Fils renvoie à Celui qui le manda, le Père. Cela introduit le croyant dans la relation filiale et nous rend capables de faire les mêmes choses qu’il a faites, de prononcer encore avec courage ses mots à sa place, parce qu’il nous a dit :
Croyez-moi que moi (je suis) dans le Père et le Père en moi : or sinon, à cause des œuvres mêmes, croyez. Amen, amen, je vous dis : celui qui-croit en moi, les œuvres que moi, je fais, celui-là aussi (les) fera, et de plus grandes que celles-là, il (en) fera, parce que moi, auprès du Père, je vais. (Jn 14, 11-12)
Jésus ne se contente pas d’accomplir des œuvres ; il donne au croyant d’en faire. « Il nous faut œuvrer les œuvres de celui qui me manda » (Jn 9, 4). Si les œuvres des croyants peuvent même être plus grandes que les siennes, c’est parce que le Père est plus grand que lui (Jn 14, 28). En effet, quand nous croyons en Jésus, il est présent en nous, les croyants. Le Christ se communique surtout par les croyants. Jésus reste donc seul auteur des signes, comme celui de la guérison de l’aveugle-né qu’on verra maintenant, il annonce que la foi permettra aux croyants d’accomplir des œuvres encore plus grandes.
Le Ἐγώ εἰµι absolu sur les lèvres de Jésus - une expérience d’altérité
En proclamant Ἐγώ εἰµι à une femme de Samarie, auprès du puits de Jacob (Jn 4, 26), Jésus parle pour la première fois à la première personne, en adoptant cette expression pour parler de lui-même. Comme tel, sans complément, de manière absolue, ce Ἐγώ εἰµι fait écho à la formulation du nom de Dieu dans Ex 3, 14 (LXX : Ἐγώ εἰµι ὁ ὣν = Je suis celui qui est). De plus, il faut bien noter qu’auparavant, nous avions déjà trouvé : « N’approche pas d’ici, ôte tes sandales de tes pieds, car le lieu que tu foules est une terre sainte ! » (Ex 3, 5). À ce propos, Paul Beauchamp disait :
Le lieu dont il s’agit est celui de la révélation du Nom divin, et la sainteté est l’inviolabilité de Dieu comme Sujet absolu. Hors de ce nom, il n’y a pas d’entrée dans la Loi, ni dans les prophètes. Le discours de la Loi et des prophètes est inauguré par leur signature. Mais l’originalité de ce fait et sa convenance linguistique méritent d’être regardées de plus près. L’originalité apparaît dès l’usage du nom divin lui-même.4
D’abord, Jésus ne veut pas ravir la place du Père. Ses comportements nous le montrent. Pourtant, « en parlant comme Dieu à Moïse, en reprenant son langage et son accent, Jésus forcément s’identifie au « Je » qui parlait à Moïse »5. Autrement dit, Jésus nous conduit à entrer dans l’esprit des Écritures et il ajoute son originalité et sa manière d’être Fils de Dieu, c’est-à-dire une nouvelle manière d’être et une nouvelle manière de faire. Il manifeste ainsi ses qualités divines. Il est Dieu parmi les hommes et il est homme au sein de Dieu. Le Ἐγώ εἰµι est sans aucun doute le Nom de Dieu et il est en même temps l’expression par laquelle Jésus choisit de révéler qui il est et quelle est sa Mission.
En fait, sur la base de cette annonce, nous n’allons pas seulement en direction du verbe être, mais surtout en fonction de la manifestation de ce sujet. Car, si Dieu se donne à connaître lui-même, s’il se révèle sur la montagne à Moïse comme sujet dans la spécificité de ce « Je suis », Il a un « Je » pour nom propre. Il ne dit pas : « Je suis Dieu ». Mais le sacré manifeste une rupture linguistique qui désorganise le discours. Il faut nous rappeler que, généralement, un discours est composé à partir d’un schéma qui exprime un certain ordre d’apparition des termes : le sujet, puis le verbe et ensuite le(s) complément(s). Tout cela apporte donc une information.
Toutefois, cet avis suscite une nouvelle interprétation. Cet énoncé : « Je suis » ne peut plus être compris comme donnant une information précise, parce qu’il nous semble a priori que manque encore quelque prédicat. Après tout, le texte nous présente un sujet qui parle et qui va nous interpeller et nous déplacer en tant que destinataires de ce message. Ce message est adressé à chacun de nous et nous oblige à nous poser nous-mêmes, si nous souhaitons construire le sens manquant, le sens de notre propre vie. Néanmoins, le sens nous échappe, le contenu de l’information nous bouleverse.
Malgré tout, si cette brèche trouble notre histoire, elle peut aussi fonder une continuité. De telle sorte que, chez Jean, comme dans des textes sapientiaux ou prophétiques de l’Ancien Testament, ce moi qui adresse la parole fait en même temps une révélation : « Je suis Yahvé, tel est mon nom ! Ma gloire, je ne la donnerai pas à un autre, ni mon honeur aux idoles » (Is 42, 8). C’est le nom révélé à Moïse (Ex 3, 14), celui du seul Existant. Il n’y a pas d’autre Dieu que lui66. Il est le créateur universel et éternel. Il ne cédera pas sa gloire à un autre : Dt 4, 24 ; Ex 20, 3. Son nom est acclamé dans les psaumes comme une célébration lyrique de la victoire de Yahvé à laquelle toute la terre est invitée à prendre part : Ps 96 ; 98 ; 149.
Il nous invite donc à franchir un terrain nouveau, parce que : « Comme l’exégèse l’a depuis longtemps compris, la perspective centrale n’est pas l’identité à elle-même d’une substance parfaite. Cette identité est vivante, précisement parce que le « Je » occupe le creux où l’être se replie sur l’être »7.
De même, cette expérience de l’identité aura besoin du temps pour s’accomplir et on verra bien que la manière de s’adresser au peuple d’Israël gagnera au fil des générations une valeur sémantique très forte à travers plusieurs reprises dans la Loi et chez les prophètes : « Écoute, Israël... ». Ainsi conçu, le Nom divin sera toujours indissociable d’un acte de parole. Israël est appelé, mais c’est dans le moment du temps vécu, dans un processus de foi, que le peuple, et plus spécifiquement chaque homme, pourra s’engager dans une relation personelle et affective avec Dieu. Au point de s’adresser à Dieu et de pouvoir lui dire : « Toi, tu es ! » (Ps 102) - en commençant par là plusieurs échanges entre le Seigneur et son peuple, entre le Créateur et la créature.
Connu dans un maintenant de différence, Dieu nous donne ainsi l’occasion à chacun de nous de nous reconnaître comme un autre devant lui. Par conséquent, l’identité établit un paradoxe, parce que prise ici par la différence, cette relation paradoxale fera que la conscience historique du sujet et de son altérité surgissent avec une densité assez forte. Dans sa condition de créature créée à l’image de Dieu, être semblable à Dieu et possédant une dignité unique et inaliénable, l’homme sera capable de dire lui aussi : « Moi, je suis ! »
Le Nom sacré communique donc ce qu’il appelle une identité dans cette différence, sans l’annuler. Autrement dit, ce Nom divin nous appelle tous et il provoque en nous une réponse raisonnable et un retour aussi sur nous-mêmes, tel qu’on l’a vu chez Beauchamp. Car, dans ce principe qui est le sien, Dieu rend l’homme participant d’une dignité telle qu’il prend en compte l’unicité de chaque personne en vue de nous aider à bien articuler toutes les dimensions de nos vies. Ainsi, en sachant que nul ne peut se passer de cet aspect moral8, c’est-à-dire d’un champ de valeurs, dit ou non dit, auquel se référer pour construire sa vie, toute personne mettra en œuvre un certain nombre de règles, d’idéaux, d’interdits, qui lui permettront de se structurer et de s’acheminer peu à peu vers ce qui lui paraît être l’état le plus souhaitable.
En ce sens, on verra que ce lien d’articulation des dimensions affective, imaginative et cognitive de l’être humain sera seulement possible dans la personne de Jésus de Nazareth. Ce « Je » a donc une valeur sémantique très forte. Il constitue un mot décisif dans cette relation. Il désigne Jésus et moi-même. Il nous unifie et en même temps nous interroge. De telle sorte que nous pouvons nous demander : qui suis-je et qu’est-ce qui m’arrive, à moi ? - en endossant les propos de Jésus qui nous apprend à parler et nous donne la Parole.
L’affirmation de ce « moi » nous ouvre encore le chemin vers le « nous ecclésial », une fois qu’elle confirme l’identité de quiconque se reconnaît et s’intègre dans une communauté de foi : « [...] et deviendront un-seul troupeau, un-seul pasteur » (Jn 10, 16). Encore en d’autres termes :
Ce lien du Nom avec la création et avec le corps que la mort traverse, est ce qui fait de l’Ancien Testament une explosion de désir provoquant, d’espoir assuré, tremblant, insensé, dans l’avenir de l’homme, parce qu’il révèle le Dieu Un comme un feu qui ne peut rien laisser du monde en repos [...] on finirait par dire : l’existence existe.9
Il importe d’exister et Dieu en détient le juste rapport. La création toute entière se trouve fondée en Dieu et lui-même est relation : Père, Fils et Saint Esprit, dès la Genèse, et évoqué au pluriel : « Faisons (nous) l’homme à notre image, comme notre ressemblance [...], homme et femme il les créa » (Gn 1, 26-27). Ce Dieu qui est communion, créateur de communion et sauveur de communion, se manifestera toujours pour sauver des relations, avec toutes les médiations possibles : en faisant alliance avec des patriarches, en confirmant les rois sur son peuple, en parlant par la bouche des prophètes.
Dans cette perspective, il ne cessera de créer des relations et, s’il est comme un feu qui ne peut rien laisser du monde en repos, il va donc mettre en évidence une grammaire de relations qui va donner à l’homme cette capacité d’être. Autrement dit, en ces jours-ci, par le Fils, Dieu nous apprend à parler, agir et engendrer en son Nom. Il nous fait héritiers d’une tradition narrative qui unifie notre vie personnelle à partir de notre identification à la personne de son Fils. Car, si nous sommes ses disciples, nous sommes configurés à lui. C’est ainsi l’unité d’un récit incarné en la personne de Jésus de Nazareth qui donne sens et unité à nos vies. « Et le Verbe, chair, devint, et il dressa-la-tente en nous, et nous admirâmes sa gloire : gloire comme d’unique-engendré de chez (le) Père, accompli de grâce et de vérité » (Jn 1, 14). Maintenant, il nous faut demander et considérer comment chacun de nous peut vivre au mieux son unité personnelle et son adhésion à Jésus au moment de mener sa vie et les attitudes de son cœur à son accomplissement.
En somme, la manière d’être et de faire de Jésus nous rend capables de répondre en paroles et en actes à Celui qui nous a engendrés. La découverte du Don de Dieu chez nous intérieurement nous dispose à rendre notre témoignage, notre profession de foi et encore notre adoration, en prenant la parole à notre tour, comme l’a fait l’aveugle-né guéri par Jésus : D’autres disaient que : « C’est celui-ci ! » D’autres disaient : « Non pas, mais il lui est semblable. » Celui-là disait que : « Moi, je suis » (Jn 9, 9).
Si le caractère est une qualification de notre capacité propre d’action, formée par le fait de posséder certaines intentions et croyances plutôt que d’autres, le caractère n’est pas une simple apparence publique qui laisserait caché un soi plus fondamental. Il est la véritable réalité de ce que nous sommes comme agents autodéterminés10. Notre caractère est donc notre disposition délibérée à utiliser un certain nombre de raisons dans nos actions, à l’exclusion d’autres. Car c’est le fait d’avoir de telles raisons et de façonner nos actions en fonction de celles-ci qui à la fois révèle et modèle notre caractère.
Ainsi, l’aveugle-né, guéri par Jésus dans le quatrième évangile (Jn 9) et introduit personnellement par le « Fils de l’homme » dans la communauté des croyants, devient pour nous un modèle. Néanmoins, comme nous l’avons vu, cette entrée suppose la foi initiale de cet homme en des paroles et des gestes de Jésus (Jn 9, 6-7), parce que, par la suite, Jésus disparaîtra de la scène. Il s’agit ainsi de montrer à Jérusalem, lors du troisième séjour de Jésus dans la ville, durant la fête des Tentes, comment les hommes et les femmes peuvent parler, agir et être engendrés à la vie du « Fils de l’homme ».
En effet, ces versets déploient la relation intime instaurée de Jésus avec l’aveugle et les témoins, ainsi qu’avec chacun de nous. Il est possible même de se rendre compte que Jésus n’exclut personne. Au contraire, il nous introduit dans une communauté de foi. Il oriente notre regard, menacé par l’idolâtrie, à passer du simple voir à l’entendre et à proclamer notre foi en lui, en le reconnaissant comme notre Seigneur.
Le texte est donc traversé par un double dynamisme : d’une part, celui du croire progressif de l’aveugle guéri qui doit trouver le sens des gestes de Jésus par lui-même, et celui des disciples de Jésus, qui passent de ténèbres plus subtiles à la lumière ; d’autre part, un non-croire agressif des Pharisiens et des Juifs, accompagné par la peur de représailles qui empêche le témoignage des parents (géniteurs). En ce sens, peu à peu, celui qui peut être l’objet d’une sanction disciplinaire et d’exclusion de la communauté par les autorités juives est en fait intégré dans le peuple de Dieu dont Jésus est le Pasteur (Jn 10).
En voyant encore de plus près, nous pourrons repérer dans la dynamique du récit trois points précis : le fait constaté par l’entourage ; le procès institué par les Pharisiens, d’abord auprès de l’aveugle, puis des parents ; le jugement : au début, celui que rendent les Pharisiens au terme de leur enquête est contesté par l’aveugle et, finalement, le jugement est rendu par Jésus lui-même. Tout bien considéré, la guérison déclenche une série de réactions qui s’enchaînent et qui constituent un procès. Ce procès consistera en deux interprétations de ce signe de Jésus et, par conséquent, en deux prises de position. Ces deux cheminements se présentent en sens inverse : d’un côté, l’aveugle qui s’engage de plus en plus en faveur de Jésus ; d’un autre côté, les Pharisiens qui se durcissent de plus en plus contre lui. Au terme, Jésus intervient pour prononcer une sorte de verdict sur les deux attitudes que le procès a fait ainsi s’affronter.
Il faut bien noter que du commencement jusqu’à la fin, ce chapitre est traversé par une transformation ou par le signe de la guérison. La logique de Jésus concrétise l’ouverture d’un futur de vie pour l’aveugle, bien que les disciples risquent de l’enfermer dans un passé de péché. Le rapport d’origine – l’engendrement – est transformé en rapport de finalité (Jn 9, 3). Et la raison ultime nous est donnée ici : la manifestation de Jésus (Jn 9, 5), comme lumière du monde, en suivant la logique de sa définition antérieure, comme Verbe-lumière, depuis le Prologue, c’est-à-dire : « Il était la lumière, la véritable, qui illumine tout homme, en venant dans le monde. » (Jn 1, 9).
En tant que Verbe d’origine et en même temps fin de la création, Jésus poursuit son but : agir en sorte que tous puissent passer de la considération d’une cause temporelle de l’aveuglement par le péché personnel ou parental à une explication par la finalité des œuvres de Dieu dans la personne infirme. « (C’est) afin que soient manifestées les œuvres de Dieu en lui. Nous, il nous faut œuvrer les œuvres de celui qui-me-manda tant que (le) jour est ; vient la nuit, quand personne ne peut œuvrer » (Jn 9, 3s). Il fait ainsi triompher l’origine sur ce qui lui est postérieur : la vie et la lumière sur toute ténèbre possible.
En effet, le « je » de Jésus va introduire, au verset suivant, un « nous ». Il n’y a qu’une manière cohérente pour expliquer ce nouveau passage du singulier au pluriel, avant le retour à la première personne. Le « je » de Jésus passe au « nous » de la communauté des disciples. Ce que disent les disciples au verset 2, à propos de la cause de l’aveuglement de cet homme, ne correspond pourtant point aux dispositions de Jésus, en paroles et en actes. Mais tel est précisément le but poursuivi tout au long de la relation de Jésus à l’aveugle : le faire passer, lui, l’aveugle, de l’aveuglement au voir. De même, à travers et grâce à cet aveugle, il s’agit tout autant de faire passer les disciples, eux aussi, de ténèbres plus subtiles à la lumière de Jésus11. De même, il faut se rappeler que le Verbe était présent et au pluriel, au moment de la création parfaite de l’homme: « Faisons (nous) l’homme à notre image, comme notre ressemblance [...], homme et femme il les créa » (Gn 1, 26-27).
D’un autre côté, comme on peut le voir, le début du récit manifeste encore que cette guérison, à son tour, deviendra occasion pour Jésus de révéler qui il est. Il accomplira une « œuvre de Dieu » -ἔργον τοῦ θεοῦ, et cette œuvre aura valeur de signe, parce qu’elle conduira à reconnaître l’identité de Jésus. Face au signe, certains s’ouvrent à sa signification, d’autres non. « Face au signe, certains croient, d’autres non. Parmi les croyants, certains sont prêts à témoigner, d’autres non12 ».
L’aveugle guéri sera donc un prototype de croyants et sa réponse aux Pharisiens : « Prophète, il est » (Jn 9, 17), rendra possible la compréhension de ce qu’il est, de qui est Jésus et, par conséquent, de qui nous sommes. De cette manière, appelé une deuxième fois, son attitude fait contraste par rapport aux autres. L’aveugle guéri se distingue de son entourage, car sa guérison lui apparaît comme un signe, comme autre chose qu’un prodige dont il a bénéficié pour se rendre compte du contenu de sa foi. Il se distingue aussi des Pharisiens à partir de son ouverture au signe de sa guérison, puisqu’il est conduit à la foi, à la reconnaissance de Jésus, tandis qu’ils se ferment de plus en plus. Enfin, l’aveugle se distingue de ses parents, une fois qu’il témoigne courageusement de ce qu’il a reconnu.13
Certainement, l’aveugle guéri ne parvient pas à tout cela d’un seul coup. Son processus est progressif. Au début, il parle simplement de « L’homme qui-est-dit Jésus [...] » (Jn 9, 11). Puis, mis une première fois en présence des Pharisiens, il est amené à progresser : « Prophète, il est » (Jn 9, 17), confesse-t-il à propos de quelqu’un qui tient son pouvoir de Dieu. Ensuite, à l’encontre du durcissement pharisien, convoqué une deuxième fois, l’aveugle guéri s’avance plus loin : « Si celui-ci n’était pas d’auprès de Dieu, il ne pourrait rien faire » (Jn 9, 33). Cette expression grecque παρὰ τοῦ θεοῦ (d’auprès de Dieu), est celle que Jésus utilise, chez Jean, pour parler de son origine et de sa relation au Père.14 Finalement, la rencontre avec Jésus l’amènera à une confession de foi éminente : « Je crois, Seigneur ! -Πιστεύω, κύριε et il l’adora » (Jn 9, 38).
Du coup, le fait d’« ouvrir les yeux » d’un aveugle-né constitue un élément structurant de toute une controverse, subordonnée à vouloir être disciple de Jésus ou de Moïse. En effet, il n’y a aucune différence entre les deux, une fois qu’être disciple de Jésus n’exclut pas d’être disciple de Moïse. Jésus conduit à Moïse, dans la logique de la Nouvelle Alliance, marquée par l’intériorisation de la Loi dans le cœur, par l’ouverture universaliste de la communauté des croyants, grâce au pardon des péchés.
Voici venir des jours - oracle de Yahvé - où je conclurai avec la maison d’Israël (et la maison de Juda) une alliance nouvelle. Non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte - mon alliance qu’eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur Maître, oracle de Yahvé ! Mais voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours-là, oracle de Yahvé. Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. (Jr 31, 31-33)15
Néanmoins, il y a un risque : la Loi peut servir d’occasion au péché. Le risque est grand, quand la Loi sert de critère trop exclusif de référence à la rectitude des intentions et des actes, de se mettre à juger les autres. En outre, le jugement a priori est redoutable et ses effets dangereux. Ainsi, l’aveugle guéri commence, grâce à son expérience vécue, par articuler une réflexion a posteriori : « S’il est pécheur, je ne sais pas ; une-seulechose, je sais : qu’étant aveugle, à présent, je regarde » (Jn 9, 25).1616
On repère de nouveau un lien intrinsèque entre le sens de la vue et le sens de l’ouïe qui reviendra fort au chapitre suivant. C’est une bonne raison de relever le passage vraiment central de l’engendrement par la vision à l’engendrement par l’écoute. « Je vous (le) dis déjà et vous n’entendîtes pas. Pourquoi de nouveau voulez-vous entendre ? Vous ne voulez tout de même pas vous aussi, devenir ses disciples ? » (Jn 9, 27). Même quand on ne veut pas se rendre aux œuvres manifestes de Dieu, un autre recours subsiste : entendre ce qui se dit ; entendre ce que Dieu dit ; entendre ce que Dieu entend, afin d’être capable, comme cet aveugle, de parler et d’agir comme le Christ pour se frayer son chemin de foi et de témoignage. En effet, l’intelligence de la foi est surtout une intelligence affective, une intelligence du coeur.
La parole est tout près de toi, sur tes lèvres et dans ton cœur, entends : la parole de la foi que nous proclamons. En effet, si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur et si ton cœur croit que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé. Car la foi du cœur obtient la justice, et la confession des lèvres le salut. (Rm 10, 8-10)17
Ainsi, même si d’un côté au cœur de l’être humain se vit toujours une expérience de vulnérabilité et de blessure, d’un autre côté, nous sommes appelés à une expérience d’ouverture que seule une confiance originaire permet de gérer. La confiance de partir vers la piscine de Siloé, de se baigner et de revenir dans l’espoir regardant. Celui qui ouvre notre avenir de façon positive, en vue de la manifestation des œuvres de Dieu dans la vie de chacun de nous qui souffre, ouvre aussi un passage à la foi dans nos angoisses quotidiennes. Il fait un appel pour tous.
Ce que Jésus dit et fait est universel. Il est la lumière du monde, et son enseignement comme ses œuvres sont destinés à tous. Cette guérison rend donc évident que la souffrance ne procède pas du péché de quiconque et que le présent n’est pas conditionné par le passé. Cette inversion dans la logique qualifie ainsi notre regard et notre perspective de vie devant ce mystère qui nous attire à lui et augmente notre confiance. Cet homme Jésus de Nazareth permet à l’aveugle-né de dire véritablement au cœur de sa vulnérabilité : « Moi, je suis ».
Jésus nous ouvre un itinéraire de foi et nous donne une identité de croyant. Car un nouveau dynamisme s’établit et un événement l’atteste : « Ta foi t’a sauvé » - qu’on entend souvent sur les lèvres de Jésus quand il s’adresse aux croyants, autrefois menacés par la violence du monde et du péché. C’est Dieu qui se livre entre les mains des hommes. Celui qui s’est manifesté auparavant sur la montagne, désormais se révèle à nous au cœur de notre histoire, comme don de soi et nous invite à faire la même chose. Un Dieu qui s’est livré définitivement peut toujours être reçu aujourd’hui.
Après tout, la formule « Moi, je suis » est sans doute étonnante sur les lèvres de l’aveugle guéri, une sorte d’alter ego de Jésus, comme l’affirme Yves Simoens. Nous ne pouvons pas banaliser cette occurrence, en la faisant correspondre simplement à un : « C’est moi ! ». Certains exégètes font cette lecture même quand c’est Jésus qui la prononce, en la dépouillant du sens théologique d’un titre divin.18 Néanmoins, notre travail s’engage davantage dans cette appropriation de ce Ἐγώ εἰµι par l’aveugle guéri. Sans être le Christ, il parle pourtant comme lui. Il inaugure un chemin de foi et de témoignage, en dépit de la violence et de l’hostilité du monde qui l’entoure. En outre, la Parole est tout près de lui, sur ses lèvres et dans son coeur, en unifiant tout son être.
Le Ἐγώ εἰµι absolu sur les lèvres de l’aveugle guéri par Jésus
La déclaration de Ἐγώ εἰµι sur les lèvres de Jésus révèle plutôt son identité divine fondée sur le mystère de la communion profonde entre Jésus et le Père, sur la relation de réciprocité fidèle entre le Fils UniqueEngendré et Dieu le Père. En revanche, Jésus demeure toujours dans son altérité. Il reste dans l’identité de l’envoyé du Père, sans jamais se mettre au même niveau que son Père, comme nous le montre saint Jean depuis le Prologue :
Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et Dieu, il était, le Verbe. Celui-ci était au commencement auprès de Dieu. Et le Verbe, chair, devint, et il dressa-la-tente en nous, et nous admirâmes sa gloire : gloire comme d’unique-engendré de chez (le) Père, accompli de grâce et de vérité. Dieu, personne ne l’a vu, jamais. (L’)unique-engendré, Dieu, celui qui-est vers le sein du Père, celui-là (y) entraîna. (Jn 1, 1-2. 14. 18)
Maintenant, il vaut la peine de mettre en parallèle l’usage de cette expression par Jésus et d’observer l’appropriation de ce Ἐγώ εἰµι par l’aveugle guéri, de même que ses conséquences. Tout d’abord, si nous comparons les multiples fois où ce Ἐγώ εἰµι apparaît sans attribut, dans le quatrième évangile et ce passage du Prologue, comme nous l’avons vu, nous ne constatons que l’évidence d’un rapport intrinsèque entre le Père et le Fils : « La parole que vous entendez n’est pas la mienne, mais (celle) de celui qui me manda : (le) Père » (Jn 14, 24). Cependant, ces déclarations de Jésus ne sont qu’un blasphème pour les Pharisiens et les Juifs. Jésus qui n’a jugé personne sera toujours jugé. Jésus qui n’a condamné personne sera enfin condamné.
De la même façon, ces mots de Jésus, une unique fois dans l’évangile sur les lèvres d’un sujet différent de lui (Jn 9, 9), comme nous l’avons déjà mentionné, gagneront la force d’un témoignage dans la bouche d’un homme guéri qui s’engagera progressivement en faveur de Jésus. Il faut bien noter que le rapport intrinsèque qui existe entre le Père et le Fils sera ici préservé et encore répandu de l’aveugle à Jésus, en communion avec le Père. De même, ce rapport reciproque et fidèle nous sert de modèle et d’adhésion à la personne du Christ. Ainsi, à son tour, celui qui n’a pas fait quelque jugement a priori, mais qui a rendu grâce pour sa guérison dans une réflexion a posteriori (Jn 9, 25), comme Jésus, sera jeté dehors de la synagogue par les Pharisiens et les Juifs (Jn 9, 35).
En effet, on sait que vers la fin du premier siècle, l’exclusion des Nazaréens fut décrétée par la Synagogue, ainsi qu’on peut le voir dans la douzième bénédiction des hérétiques (la Birkat ha-Minim) parmi les dix-huit bénédictions -Shmoné Esré de la liturgie juive. Bien que le sens du mot bénédiction soit ici problématique, puisqu’il s’agit plutôt d’une imprécation ou d’une malédiction. Cet épisode évoque sans doute les oppositions que rencontrèrent les premières communautés chrétiennes face au judaïsme. La date précise de ces décisions de la Synagogue fait encore l’objet de discussions.
‹‹ 12. Que pour les apostats il n’y ait pas d’espérance, et le royaume d’orgueil, promptement déracine-le en nous jours, et les nazaréens et hérétiques, qu’en un instant ils périssent, qu’ils soient effacés du livre des vivants et qu’avec les justes ils ne soient pas écrits ! Béni sois-tu, Adonaï, qui ploies les orgueilleux ! ››19
En tout cas, la confession de foi de l’aveugle, à la fin du récit (Jn 9, 38), marque le couronnement d’un processus courageux. La crainte d’être exclus de la Synagogue est remarquable dans l’attitude des « géniteurs » de l’aveugle qui n’osent pas se compromettre en témoignant et en confessant leur foi au Christ. En revanche, il est étonnant qu’un homme simple comme lui, sans une formation poussée, nous interpelle tous avec son témoignage. Il donne même aux disciples du Christ une leçon de choses. Comme on a pu le voir, la vérité de cette confession n’a pas dépendu de grandes élaborations conceptuelles. Elle prend en compte des comportements concrets et relationnels ajustés à mesure que s’approfondit la relation.
Jésus pousse cette identification, à ses risques et périls, jusqu’à l’affirmation de la compatibilité entre le fait qu’il peut dire lui-même : « Fils de Dieu, je suis ! » (Jn 10, 36) [...] Tout ceci ne peut être prononcé qu’ « en Christ », dans la personne du Christ. Avec infini respect et humilité radicale. Mais en s’alignant sur cette pédagogie qui accorde la prévalence à un « savoir » d’expérience sur des connaissances acquises.20
Dire « Moi, je suis » comme l’a fait Jésus, souligne la communion et le rapport intime qui subsistent entre le Christ, lui-même envoyé par le Père et tous ceux qui sont envoyés à la suite du Fils. De même, ce « Moi, je suis » sur les lèvres de l’aveugle-né rend évident que nous sommes tous convoqués à élargir ce cercle d’amour dans l’histoire. Car Jésus demeure présent dans le temps par l’intermédiaire de ses disciples, dont le véritable signe distinctif est la capacité de partager l’amour avec les autres : « En cela, ils reconnaîtront tous que pour moi, des disciples, vous êtes : si-éventuellement (de l’) amour, vous (en) avez, les uns dans les autres ». (Jn 13, 35)
En définitive, accueillir la parole de Jésus et vivre en union avec elle nous rend libres dans tous les sens, comme le Fils est libre dans la communion avec le Père, bien que cette attitude dans la vie du croyant dépasse largement la tranquilité ou l’absence de conflits. De toute façon, la paix que Jésus nous donne intègre toutes les dimensions de notre être. Elle est toujours la réponse décisive que la résurrection est déjà en marche et que même le mal n’a aucun pouvoir sur nous. Car la fidélité du Père et du Fils ne cesse pas de nous donner son salut, même dans notre infidélité.
Dernière considération
Cette considération peut nous conduire à une liberté intérieure plus grande. Puisque nous savons que c’est le Christ lui-même qui, en passant par le chemin de nos vies, nous regarde, s’intéresse à nous, vient chez nous et par ses paroles et ses gestes restaure notre dignité, en nous envoyant pour vivre dans le même amour.
Le Ἐγώ εἰµι révèle encore la possibilité créative des œuvres du croyant dans la mesure où il montre clairement un processus qui commence par le voir qui permet d’entendre et de suivre, mais surtout de prendre la parole, au cœur de la communauté, et de parler à la première personne, au point de dire : « Moi, je suis ! » Telle est la dynamique du croire qui fait parler Jésus et qui fait parler quiconque grâce à Jésus.
Elle est une logique de communion et de vie. Car l’unité du Père et de Jésus est l’unité de l’homme et de Dieu dans le langage, dans la parole personnelle de celui qui dit : « Je ». Le sujet parlant pleinement humain est pleinement divin. Tel est le Verbe de Jésus qui est Dieu. En ce sens, recourir à une autre identification du « faire » ou de l’« œuvre », en dehors de l’acte élocutoire de cette Parole, serait atténuer la force de ce texte et celle du Verbe qui s’y exprime. Croire en ses œuvres, c’est croire à sa Parole. Croire en sa Parole, c’est en définitive, croire en lui comme Parole d’Homme-Dieu.
Bibliographie
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BROWN, R. E. Appendix IV : Ἐγώ εἰµι - “I am”. In : The gospel according to John I-XII. v. 29. New York : Doubleday, 1966, pp. 533-538.
GOURGUES, M. « L’aveugle-né. Du miracle au signe : typologie des réactions à l’égard du Fils de l’homme », NRT 104 (1982), pp. 381-395.
HAUERWAS, Stanley. Towards and Ethics of Character. In : Himes & Hamel. Introduction to Christian Ethics. A Reader. New York : Paulist Press, 1989.
LAFON, G. La Parole et la Vie. Lectures de l’évangile selon saint Jean. Bruxelles : Éditions Lumen Vitae, 2005, pp. 41-51.
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MEYER, David (Dir.). « L’Évangile selon Jean et les Juifs ». Dans : Les versets douloureux : Bible, Évangile et Coran en conflit et dialogue. Bruxelles : Éditions Lessius, 2007, pp. 92-98.
SIMOENS, Yves. Selon Jean. 2. Une interprétation. Bruxelles : Éditions de l’Institut d’Études Théologiques, 1997.
THÉVENOT, Xavier. Repères éthiques pour un monde nouveau. Paris : Édition Salvator, 1982, pp. 14-17.
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Notas
[1]BROWN, R. E. Appendix IV : Ἐγώ εἰµι - “I am”. In : The gospel according to John I-XII. pp. 533-538.
[2]Ce Ἐγώ εἰµι à l’absolu est employé dans l’évangile selon Saint Jean dix fois : 4, 26 (1 absolu) ; 6, 20. 35. 48. 51 (1 absolu, suivi de 3 avec complément) ; 8, 12. 24. 28. 58 (1 avec complément, suivi de 3 absolus) ; 9, 9 (1 absolu) ; 13, 19 (1 absolu) ; 18, 5. 6. 8 (3 absolus).
[3]Nous avons utilisé la traduction de l’évangile selon Jean, du Père Yves Simoens, pour faire des citations.
[4]BEAUCHAMP, Paul. L’un et l’autre Testament. p. 282.
[5]SIMOENS, Yves. Selon Jean. 2. Une interprétation. p. 223.
[6]Cf. : Is 40, 25 ; Is 43, 10-12 ; Is 44, 6-8 ; Is 45 et 46.
[7]BEAUCHAMP, Paul. Op. cit., p. 285.
[8]Cf. THÉVENOT, Xavier. Repères éthiques pour un monde nouveau. Paris : Édition Salvator, 1982, p. 12.
[9]BEAUCHAMP, Paul. Op. cit., p. 288.
[10]Cf. HAUERWAS, S. Towards and Ethics os Character, in Himes & Hamel. Introduction to Christian Ethics. A Reader. New York : Paulist Press, 1989, p. 155.
[11]Cf. SIMOENS. Op. cit., p. 406.
[12]GOURGUES, M. L’aveugle-né. p. 386.
[13]GOURGUES. Op. cit., p. 391.
[14]Cf. Jn 6, 46 ; Jn 8, 40.
[15]Cf. Bible de Jérusalem (BJ).
[16]Cf. SIMOENS, Yves. Op. cit., p. 411.
[17]Op. cit. BJ.
[18]Cf. SIMOENS, Y. Op. cit., p. 390.
[19]Traduction dans J. BONSIRVEN, Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ II, Bibliothèque de théologie historique. Paris : Beauchesne, 1935, p. 146.
[20]SIMOENS, Yves. « L’Évangile selon Jean et les Juifs ». Dans : Les versets douloureux, pp. 96-97.