L’Altérité du Logos : Image parfaite au sein de la Trinité
L’Alteridad del Logos: Imagen perfecta en el seno de la Trinidad
André Luís Araújo*
* Universidade Católica do Porto, Portugal. Doutoramento em Literatura (UCP), (UCP); Mestrado em Filosofia (UCP)
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RÉSUMÉ
La signification inscrite dans une image est polyvalente. L’image peut à la fois raconter une histoire et agir comme le portrait d’une personne. Il est toujours possible qu’une autre interprétation excède l’intention de l’acte créateur d’une image. Cela peut nous aider à franchir le chemin des théories de l’image, quand il s’agit de l’identité religieuse. Dans cette perspective, le christianisme apparaît, en quelque sorte, comme une synthèse entre l’idolâtrie païenne et l’aniconisme juif et musulman, du fait que l’utilisation d’images et la critique de leur culte devient l’affrontement entre la religion de l’irreprésentable et l’idolâtrie de la représentation. En effet, l’utilisation d’images dans les lieux de culte sera l’origine d’un désaccord entre les trois religions monothéistes, à l’égard du paganisme associé à une telle pratique. En ce sens, au-delà de l’inadéquation des représentations, nous désirons analyser l’arrière-plan d’une rationalité théologique à l’œuvre dans l’histoire, notamment chez Saint Augustin et d’autres Pères de l’Église et qui font écho dans nos jours. En conséquence, les philosophes et les théologiens médiévaux vont souvent se demander : Pouvons-nous connaître quelque chose sans images ? Toute image est-elle trompeuse ? Est-il licite de faire une image de l’Absolu ? D’après quoi pourrions-nous imaginer Dieu ?
Palavras chave:Image, Culte, Religion, Idolâtrie, Réprésentation.
RESUMEN
La significación inscrita en una imagen es polivalente. La imagen puede a la vez contar una historia y funcionar como el retrato de una persona. Es posible también que una interpretación exceda la intención del acto creador de una imagen, lo que nos puede ayudar a adentrar en el camino de las teorías de la imagen, sobre todo cuando se trata de la identidad religiosa. En esa perspectiva, el cristianismo aparece, de alguna manera, como una síntesis entre la idolatría pagana y la ausencia de íconos en la religión judía y musulmana, visto que el uso de las imágenes y la crítica de su respectivo culto devienen el afrontamiento entre la religión de lo irrepresentable y la idolatría de la representación. Efectivamente, el uso de las imágenes en lugares de culto será el origen de un desacuerdo entre las tres religiones monoteístas, respecto al paganismo asociado con tal práctica. En ese sentido, más allá de la inadecuación de las representaciones, deseamos analizar el trasfondo de una racionalidad teológica actuante en la historia, particularmente en San Agustín y en otros Padres de la Iglesia y que presentan consecuencias en nuestros días. Consecuentemente, los filósofos y los teólogos medievales frecuentemente se preguntan: ¿es posible conocer algo sin el uso de imágenes?, ¿toda imagen provoca engaños?, ¿es lícito producir una imagen del Absoluto?, ¿a partir de qué perspectiva se puede imaginar a Dios?
Keywords:Imagen, Culto, Religión, Idolatría, Representación.
Préambule
Longtemps, la question de l’image fut celle de la vérité. Néanmoins, nous vivons dans un monde où les images nous portent, nous attirent et parfois nous déçoivent et nous trompent. Saint Augustin affirme qu’ « en visant le monde par l’image, l’homme accède à la vérité ; de même, en perdant le monde dans l’image, il s’égare dans la vanité »1. Nous avons donc le droit de poser la question : L’image manifeste-t-elle la vérité ou y fait-elle obstacle ? Qu’est-ce qui la fait reconnaître comme telle ? Fonctionne-t-elle selon un système arbitraire de signes ? Pouvonsnous la maîtriser ?
D’abord, nous savons qu’a priori une image renvoie à un objet. Cependant, cela ne suffit pas pour penser l’image. Au contraire, cette relation ne découle pas automatiquement, comme si ce rapport les laissait intacts, comme si cette correspondance obéissait à des règles immuables. En outre, il n’est pas nécessaire que toute relation entre l’image et son original soit une relation de ressemblance ; une image déformée ou défigurée peut invoquer encore un objet. Comme nous le montre Olivier Boulnois, dans Au-delà de l’image, « la relation de l’image à l’original peut se dire en plusieurs sens : l’image peut rendre l’objet présent, fonder sa mémorisation dans l’esprit, en livrer un équivalent symbolique, soutenir sa vénération, etc »2. Ainsi, autant de modes d’être de l’image, autant de manières de viser l’objet. De plus, un même support peut être le lieu de plusieurs relations : utilité, ressemblance, inadéquation, narration, vénération [...].
Ceci dit, qu’entendons-nous par image ? D’emblée, une image est la représentation visuelle, voire mentale, d’un objet, d’un être vivant ou d’un concept. Elle peut être naturelle, une ombre ou un reflet ; ou même artificielle, une peinture ou une photographie. En tout cas, visuelle ou non, tangible ou conceptuelle, elle peut, d’une part, entretenir un rapport de ressemblance directe avec son original ; d’autre part, elle peut y être liée par un rapport plus symbolique, par l’usage de la métaphore ou des allégories propres de la sémiotique du langage.
Si on commence par le monde romain, l’imago désignait un portrait de l’ancêtre en cire, placé dans l’atrium et porté aux funérailles. Dans son étymologie, l’image figure le portrait d’un mort. Elle devient ainsi, par extension, toutes les sortes de portraits. Ce n’est qu’en un sens dérivé qu’elle désigne les simulacres, les copies ou les reproductions de réalités passées. Bien que le concept doive être examiné de plus près, Hans Belting3 et Olivier Boulnois se mettent d’accord pour affirmer qu’il ne faut pas perdre de vue, dans un certain enracinement anthropologique et religieux, que l’image fonde l’identité de celui qui la détient, elle l’institue par référence à son origine et à sa lignée.
Tout bien considéré, le concept a changé au fil du temps. Les spécialistes observent qu’au Moyen Âge4, par exemple, l’image inclut les statues, les bas-reliefs, même si aujourd’hui nous pensons plutôt à des formes planes. Évidemment, à cette époque, le concept en exclut généralement les métaphores dans un texte, alors que nous les nommons souvent images. Ymago, selon la période médiévale, désigne la forme d’un objet unique, distinct, peint, ciselé ou sculpté, plutôt qu’un champ pictural. L’image est le portrait d’une chose. Par précision, nous trouvons également pictura (image peinte) ou, plus rarement, sculptura. Une forme ymaginata n’est pas une forme imaginaire, mais une forme mise en image (« imagée »). De la même manière, l’image narrative est souvent appelée historia et une même historia peut se composer de plusieurs imagines. Ainsi, notons bien qu’une crucifixion peut présenter une scène de la vie du Christ (historia) – un crucifié –, mais elle est aussi une image frontale (ymago), à tel point qu’elle peut être saisie comme un icône, un objet de vénération.
Par conséquent, ces exemples posent la question de la signification inscrite dans une image, car elle peut être polyvalente. L’image peut à la fois raconter une histoire et agir comme le portrait d’une personne. À la limite, il est toujours possible qu’une autre interprétation excède l’intention de l’acte créateur d’une image. Cela peut nous aider à franchir le chemin des théories de l’image, quand il s’agit des identités religieuses. Dans cette perspective, le christianisme apparaît, en quelque sorte, comme une synthèse entre l’idolâtrie païenne et l’aniconisme juif et musulman, du fait que l’utilisation d’images et la critique de leur culte devient l’affrontement entre la religion de l’irreprésentable et l’idolâtrie de la représentation
En effet, l’utilisation d’images dans les lieux de culte sera l’origine d’un désaccord entre les trois religions monothéistes, à l’égard du paganisme associé à une telle pratique. De manière que le judaïsme, à partir du Ve. siècle de notre ère, va interdire l’usage d’icônes dans ses synagogues, autrefois ornées de peintures antiques, pour renforcer sa propre identité religieuse, vis-à-vis d’un christianisme qui s’était approprié la dimension du visuel. Par une démarche analogue, l’Islam fera sienne cette attitude aniconiste. Quant au christianisme, il faut bien noter que, comme les deux autres religions monothéistes, il refuse que l’on puisse représenter Dieu, le Père, toujours l’invisible. Il n’autorise que la représentation du Christ, dans son humanité.
En ce sens, au-delà de l’inadéquation de ces représentations déjà évoquées, nous désirons analyser l’arrière-plan d’une rationalité théologique à l’œuvre dans l’histoire, notamment chez Saint Augustin et d’autres Pères de l’Église et qui font écho dans nos jours. Pour cela, la période médiévale est particulièrement propice à cette étude, dans la mesure où elle mantient vivante la question de la validité de l’image, indépendamment des appartenances religieuses ou du plaisir esthétique. En conséquence, les philosophes et les théologiens médiévaux vont souvent se demander : Pouvons-nous connaître quelque chose sans images ? Toute image est-elle trompeuse ? Est-il licite de faire une image de l’Absolu ? D’après quoi pourrions-nous imaginer Dieu ?
Au fond, cette archéologie du visuel, proposée notamment par Boulnois, autant que l’histoire de l’art développée par Belting, nous révéleront les limites de l’iconographie et du culte des images, dans cet espace où se répondent les dogmes trinitaires, en commençant par Augustin et la théologie des manuels, et les interprétations de l’acte de voir et de concevoir. Le passage de la théologie des manuels à de nouvelles formes de pensée – soit les images, soit les approches à la Trinité – nous invite ainsi à oser comprendre un peu plus ce que ce Dieu dit de lui-même dans la révélation qu’en donnent le Christ et l’Esprit. Car les Personnes divines se communiquent elles-mêmes conformément à leur caractéristique propre, dans un acte personnel, spirituel et libre, de personne à personne, comprise aussi et même tout d’abord comme communication des personnes. C’est donc le fondement ontologique concret de la vie de la grâce en l’homme, comme le dit Rahner5. Et justement cette attitude trinitaire libre et gratuite envers nous n’est pas seulement une image ou une analogie de la Trinité, c’est elle-même, bien que communiquée librement et gracieusement.
Puissance des images
Lorsque les images risquaient de prendre trop de pouvoir dans l’Église, elles devenaient indésirables et les théologiens ont cherché à les déposséder de leur puissance, dit Hans Belting dans l’introduction de son ouvrage Image et culte : une histoire de l’art avant l’époque de l’art. Selon l’auteur, les images ont commencé à exercer un attrait plus fort que les institutions elles-mêmes et à agir de façon autonome au nom de Dieu. Néanmoins, bien que parfois interdites ou condamnées, les images étaient en quelque sorte toujours présentes, car elles continuaient à correspondre aux souhaits des croyants. Il était dès lors possible de subordonner leur réapparition à des conditions qui garantissent leur contrôle.
Pourtant, comme l’Église primitive n’avait ni théorie, ni pratique de l’usage de l’image, il s’agissait d’abord de définir en quoi consistait la tradition. Ainsi, « en expliquant » les images et « en surveillant » leur accès, les théologiens pouvaient espérer avoir les choses en main. Dans cette perspective, l’apparition aussi d’une certaine théologie des manuels s’inscrit dans ce mouvement de création d’un dispositif doctrinal contrôlé par la hiérarchie de l’Église. Il est donc au service de la transmission de la doctrine de la foi aux futurs clercs et suppose, à ce titre, une articulation de ce qu’est le dogme et de ce qui relève de la théologie et des opinions des docteurs catholiques déjà légitimés par l’institution.66
Cela dit, nous verrons que seulement la sortie de la théologie des manuels pourra conduire effectivement vers une pluralité de formes de pensée, tributaire de contextes culturels diversifiés. En conséquence, ce passage doit nous faire comprendre les facteurs actuels de cette prise de conscience qui considère la synthèse du mystère trinitaire dans les manuels, par exemple, comme une forme de pensée parmi d’autres, en même temps qu’il envisage d’autres manières d’aborder les dogmes et les images, en orientant leur fonction régulatrice.
En effet, une véritable expérience de Dieu révèle à chaque culture la grâce de l’autocommunication absolue de la Trinité, ce qui doit rendre possible la manifestation de leur créativité théologique autant que leur représentation et leur prédication ecclésiale, formes de penser et de vivre la foi dans l’union des cœurs, sans le risque d’instrumentaliser le caractère dogmatique. En ce sens, seul le processus relationnel d’une constitution trinitaire mutuelle et humaine en communion pourra sauvegarder à la fois la simplicité de Dieu et la nouveauté de l’homme qui se cherchent et se transfigurent réciproquement.
Image naturelle et image artificielle
Pour commencer à comprendre ce passage de la théologie des manuels à de nouvelles formes de pensée, nous pouvons observer qu’avant Augustin le concept d’image souffrait d’une ambiguïté fondamentale. Pour Platon, par exemple, l’image parfaite devrait posséder exactement tous les traits de l’original, au point de lui être identique. Ainsi, pour avoir une image parfaite d’un objet, nous devrions le reproduire tout entier, à l’identique. Mais nous aurions deux objets, au lieu de l’objet et son image. En fait, l’image parfaite cesse d’être une image, c’est un double. Il faut donc rester en deçà de l’image parfaite, et reconnaître que toute image implique une forme d’imperfection et de dissemblance.
Par suite, dans le but de mieux comprendre ces enjeux, Augustin a consacré un traité sur la nature de l’image, dans lequel il distingue le concept d’image des concepts de ressemblance et d’égalité.77 Face à Platon, qui niait la possibilité d’une image égale à l’original, il rend ces deux concepts compatibles. Augustin s’appuie sur l’analyse logique des inférences. Les trois concepts construisent un ensemble d’inférences non réciproques. D’autre part, l’image implique toujours un principe producteur. Le propre de l’image réside dans son caractère expressif. L’image se définit par la causalité de l’original, ce qui suppose qu’Augustin privilégie l’image naturelle sur l’image artificielle.
La ressemblance est donc définie comme un pur fait, celui d’avoir des traits communs, mais de manière transversale, symétrique, sans relation de dépendance. Car la ressemblance peut exister entre des égaux, sans impliquer de dépendance causale de l’un envers l’autre. Le ressemblant n’est donc pas nécessairement image. « Ce système d’implications, et surtout de non-implication, permet de distinguer les trois concepts, et ainsi de laisser place à d’autres combinaisons possibles, car un terme qui n’implique pas l’autre ne l’exclut pas pour autant ».8
Même si l’image n’implique pas l’égalité, Augustin en a construit le concept d’une manière qui la rend compatible avec l’égalité. C’est le cas notamment dans la relation entre un père et son fils : parce que ce dernier dépend de son principe et qu’il lui ressemble. Un fils est l’image de son géniteur ; comme il est de même espèce que lui, il a la même nature, et en est donc l’égal. Dans le cas de paternité, coexistent la ressemblance, la dépendance à l’égard d’un principe producteur, toutes deux constituant l’image, et l’égalité de nature – abstraction faite de la seule inégalité qui provient du temps –, ce qui implique une relation ontologique. S’il pouvait se trouver une génération hors du temps, ce dernier obstacle serait enlevé, et il y aurait à la fois ressemblance, image et égalité parfaite.
Cela veut dire que précisément, en Dieu, tous les caractères de la paternité sont réunis, sans élément qui introduise une inégalité entre le géniteur et l’engendré. Engendré hors du temps, le Fils est ainsi un égal de Dieu ; en tant qu’engendré, le Fils en est l’image ; en tant qu’image, il en est ressemblance. La Trinité est donc le seul lieu où se rencontrent ces trois relations, alors que chez l’homme, l’image est une marque de dépendance et d’inégalité. D’où les relations trinitaires s’inscrivent dans une théorie générale sans faire exception aux relations entre ces trois concepts : égalité, image et ressemblance.
Le modèle augustinien s’est imposé, parce qu’il présentait la première théorie générale de l’image et permettait de penser l’image divine sans que celle-ci fasse exception à la règle. Le Fils est par excellence l’Image absolue, étant par nature l’image de Dieu. Image parfaite, égale à son original, toute autre image étant nécessairement inférieure au modèle.
D’autre part, Augustin s’interroge aussi sur l’image artificielle. La théorie générale de l’image doit valoir aussi pour l’image artificielle. En effet, pour lui, comme pour Aristote, l’art imite la nature et la nature provient de la pensée divine, qui l’a créée. Les idées, modèles, raisons essentielles et origines des choses créées ne sauraient subsister avant la pensée divine. Ainsi, les formes naturelles, unies à la matière et soumises au devenir, participent de formes idéales qui préexistent en Dieu de toute éternité. Toutefois, la production artisanale diffère de la création divine : celle-ci est créée à partir de rien, celle-là part d’une matière préexistante.
En ce sens, l’œuvre artisanale est toujours moins parfaite que l’original naturel, dont la forme provient de Dieu, mais elle en dépend. Il vaut mieux reconnaître la ressemblance de la créature à Dieu que suivre la correspondance d’une image artificielle à son original naturel. L’artisan se situe donc sur un plan inférieur. C’est pourquoi Augustin souligne à la fois l’infériorité des activités manuelles et la fragilité de ceux qui leur accordent du prix ou qui leur rendent culte.
La vénération de ces images artificielles s’éloigne encore d’un degré de la vérité. Par là, le beau naturel l’emporte sur le beau artificiel : la nature est plus proche de Dieu que son imitation faite par l’homme. Dans le deux cas, il faut remonter à l’idée en Dieu, mais l’image naturelle y reconduit plus directement que l’image artificielle.
Le Fils, Image parfaite
Si le Fils est donc par excellence l’Image absolue, comment pouvons-nous penser cette image ? Premièrement, en Dieu seul, l’image égale se trouve parfaitement réalisée. Le Verbe, ou la Parole, autrement dit le Logos est coéternel à Dieu : l’image et la réalité dont il provient sont aussi contemporaines. Le générateur et ce qui est engendré commencent d’être ensemble. Pour Augustin, si nous supposons qu’il peut y avoir un être éternel, il est possible alors une image aussi éternelle que lui, coéternelle à l’original, pour penser l’engendrement du Fils en Dieu.
Ainsi, un jonc qui naît sur l’eau, en même temps que son reflet, nous aidera à penser ce concept d’une image contemporaine à son être. Néanmoins, bien que l’image du jonc réfléchie sur l’eau lui soit contemporaine, il lui manque l’égalité de nature, présente elle aussi dans le Fils. Pour penser cette Image absolue, il faut donc cumuler ces deux approches : une génération coéternelle et une identité de nature entre Dieu le Père et son Logos.
De toute façon, l’image du jonc nous mène sur le bon chemin, parce qu’Augustin nous a montré avec ces deux similitudes différentes une certaine logique de correspondance spéculaire et spéculative, en quelque sorte, entre la nature humaine et la nature divine, à tel point qu’il exclamera avec admiration : « Je trouve ici-bas le contemporain, je connais làhaut le coéternel. Ici-bas je trouve une égalité de nature, là-haut je pense une égalité de substance ».9 En effet, dans la génération humaine, un père et son fils sont de même substance, mais l’un est antérieur à l’autre par la naissance ; cette ressemblance admet l’égalité de nature, mais lui manque l’identité temporelle.
En tout cas, il avait déjà répondu par la même logique à la question qu’Hilaire de Poitiers posait à l’Écriture : que veut dire Paul lorsqu’il parle du Christ comme « image visible du Dieu invisible » ? (Colossiens 1, 15). Le cas du miroir montre que l’image implique la ressemblance mais non l’égalité, et l’Écriture est donc fondée à formuler ces deux affirmations : Le Fils est égal au Père (Jn 10, 30), le Père est plus grand que le Fils (Jn 14, 28). Dans l’une on reconnaît une suite de sa condition divine, dans l’autre une conséquence de sa condition humaine, sans confusion aucune, selon Augustin.
La règle que nous indiquons ici pour la solution de ce problème à l’aide de l’ensemble de l’Écriture Sainte nous est suggérée par un chapitre d’une épître de l’apôtre Paul. Cette distinction s’y trouve enseignée très nettement. L’Apôtre dit : « Lui qui était de condition divine, il ne s’est pas prévalu de son égalité avec Dieu, mais il s’est anéanti lui-même en prenant la condition d’esclave, en devenant semblable aux hommes et revêtant l’aspect d’un homme » (Philip., II, 6-7). Le Fils de Dieu est donc par nature l’égal du Père, par état inférieur à Dieu le Père. Dans la condition d’esclave qu’il a prise, il est inférieur au Père ; dans la condition de Dieu qui était la sienne avant qu’il prît celle d’esclave, il est égal au Père. Comme Dieu, il est le Verbe par qui tout a été fait (Jean, I, 3) ; comme esclave, il a été fait de la femme, soumis à la loi (Gal., IV, 4-5). Ainsi comme Dieu, il a fait l’homme ; comme esclave, il a été fait l’homme.1212
En retournant en arrière pour mieux comprendre ces enjeux et en combinant simplement les trois concepts : ressemblance, image et égalité, Augustin peut définir ainsi les rapports entre individus de même espèce (ils se ressemblent et sont égaux, mais ne sont pas l’image l’un de l’autre), entre l’original et son reflet dans un miroir (il y a ressemblance et image, mais pas d’égalité), entre Dieu et l’homme (image sans égalité), entre le Père et le Fils (image et égalité).
Il s’ensuit donc que Dieu est Dieu et homme, et que l’homme est homme et Dieu, dans le Christ. Dieu est l’un et l’autre, Dieu qui prend l’homme, tandis que l’homme est l’un et l’autre grâce à l’homme pris par Dieu. Dans ce cas, cette saisie de l’homme par Dieu n’a point transformé ni altéré l’un en l’autre. La divinité n’est point devenue la créature en cessant d’être la divinité, ni la créature la divinité en cessant d’être la créature
En outre, il est aussi impossible de diviser l’action du Père et du Fils. C’est ce que Philippe avait bien compris quand il disait au Seigneur : « Montre-nous le Père » (Jn 14, 8). C’est pour lui faire comprendre que le Seigneur lui répondit : « Philippe, qui me voit, voit aussi le Père » (Jn 14, 9). L’un ne peut se montrer sans l’autre. Ils sont un, au témoignage du Seigneur lui-même : « Moi et le Père nous sommes un » (Jn 10, 30). Ainsi, quand le Père se manifeste, le Fils aussi est manifesté puisque le Fils est dans le Père, et quand le Fils se manifeste, le Père aussi est manifesté puisque le Père est dans le Fils. Seulement, pour donner à entendre la Trinité et ses images, les Personnes sont désignées individuellement et on leur attribue telle ou telle chose séparément, mais sans penser les séparer elles-mêmes, car la Trinité est une, unique la substance, unique la divinité du Père, du Fils, du Saint-Esprit.
Le Fils est donc par excellence l’Image absolue, étant par nature aussi l’image de Dieu. En pensant l’image et la ressemblance indépendamment de l’égalité, Augustin se donne les moyens de penser rationnellement un être qui possède les trois caractéristiques : le Fils, ressemblance du Père, image du Père, égal au Père. Il construit une théorie générale à la fois philosophique et théologique, valant pout toute image, considère Bulnois. « L’image se libère ainsi des deux paramètres opposés qui semblaient la grever chez Platon et Hilaire : l’image n’implique ni l’égalité ni l’inégalité avec l’original. Elle s’articule avec ces deux autres caractères ».1111
Cependant, bien qu’Augustin affirme la nature humaine et la nature divine du Fils, il décrit sa condition humaine comme s’il s’agissait d’un état inférieur de la créature. Autrement dit, il s’agit d’un état où il est apparu inférieur au Père, à cause de sa condition d’esclave.
C’est comme s’il disait : il faut que j’aille à mon Père parce que tant que vous me voyez dans mon état actuel, ce que vous voyez fait croire que je suis inférieur au Père ; la créature que je suis et les dehors humains que j’ai pris vous retiennent et mon égalité avec le Père vous échappe. Voilà pourquoi le Seigneur dit aussi : « Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore remonté vers le Père » (Jean, XX, 17).12
Augustin n’avait pas compris qu’en affirmant ces deux natures, l’humanité du Fils n’est pas simplement une réalité étrangère à lui. Au contraire, cette condition est entièrement assumée par lui. Justement par cette réalité humaine, le Verbe de Dieu fait homme, le Logos, est présent et agissant dans le monde et son histoire, dira plus tard Karl Rahner13. Ainsi, la condition humaine ne trahit rien du Logos en tant que tel. À travers cette réalité, le Fils assume et révèle son altérité au sein même de la Trinité. En considérant ce que le Logos devient à partir de la nature humaine, nous osons dire que les deux natures se cherchent et se découvrent par le moyen de cette relation établie – déjà en germe chez Augustin, plus développé par Thomas d’Aquin – dans l’événement de l’Incarnation du Fils.
La nature humaine devient par là l’objet de la connaissance et de la puissance créatrice de Dieu au fond de l’être humain. Quand cela arrive, naît justement ce que nous pouvons appeler une nature humaine transfigurée. Car le Fils est l’image parfaite dans un sens plus large. Il n’est pas seulement l’image parfaite du Père. Il est aussi l’image parfaite de l’homme lui-même, il est l’homme possible. Il rend l’homme toujours possible quand il pose l’autre en tant qu’autre, parce qu’il se pose et il s’exprime ainsi lui-même. Cette différence est donc très positive à l’intérieur de la Trinité, parce qu’elle révèle chaque Personne divine, leurs processions et leurs relations mutuelles aussi bien qu’à l’extérieur, quand elle nous aide à comprendre la mission des Personnes divines auprès des hommes. En effet, elle met en évidence un caractère d’ouverture relationnelle radical et elle nous invite à faire de même dans nos vies.
Pourtant, il faut bien considérer qu’il a fallu un gros travail en histoire du dogme de la Trinité pour reconnaître et envisager cette manière d’aborder le mystère trinitaire et pouvoir commencer à ouvrir le regard au-delà de la théorie des images et de la théologie des manuels. En ce sens, pour accompagner de plus près ce mouvement, d’abord, Rahner s’appuie sur son expérience pastorale, parce qu’il sentait que les chrétiens, en dépit de la parfaite orthodoxie de leur profession de foi en la Trinité, étaient pratiquement « monothéistes » dans le concret de leur vie religieuse. Dès lors, deux points clés de la théologie des manuels sont mis immédiatement en difficulté : la manière de comprendre l’Incarnation comme devenir homme de Dieu en général, sans prendre vraiment au sérieux que ce soit le Logos, en tant que c’est précisément lui à la différence des autres Personnes divines, qui a pris chair ; et la façon de comprendre la grâce comme participation à la nature divine, sans mettre en valeur qu’il s’agit à proprement parler de la grâce du Christ incarné qui consiste à nous établir dans une relation immédiate avec chacune des trois Personnes trinitaires dans leurs différences respectives.
Rahner a donc dénoncé la démarche déductive des scolastiques et, en même temps, il a refusé la démarche inductive qui sacrifierait la Trinité d’essence à la Trinité économique. Il voulait concentrer sa visée sur ce que serait une véritable expérience de Dieu pour l’homme moderne sécularisé, au-delà de la formation des clercs, non plus pour nous situer entre la connaissance naturelle et le mystère, mais pour recevoir les deux comme le déploiement d’un unique Mystère de Dieu absolu et permanent, qui est donné à l’homme avec la possibilité de le recevoir ou non dans cette proximité absolue. De cette manière, en s’appuyant sur l’Écriture, il désirait construire une théologie trinitaire dès l’intérieur, en partant de la Trinité économique et, dans le contexte de la philosophie moderne de la subjectivité, il souhaitait quitter l’argumentation purement ontologique pour entrer dans une démarche expérientielle et spéculative.
Surtout la volonté de tracer un chemin d’accès à ce Mystère au sein même de l’histoire contemporaine, dans sa sécularité, a rendu possible ce geste à la fois expérientiel et spéculatif. Car, en définitive, cette Image parfaite est aussi indissociable du langage, écrit ou oral. « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire... » (Jn 1, 14). La reconnaissance de cette image se joue ainsi dans notre espace de représentation, un espace qui s’ouvre à l’homme dans la mesure où il est un être vivant doué de parole. La parole est ellemême image, disait Didi-Huberman, et le Logos devient image et Image parfaite, comme nous l’avons vue, du Dieu invisible. Elle s’organise, elle aussi, selon un grand code, qui structure les relations et initie chaque être humain à l’altérité du monde et de la société. Elle met en scène l’identité propre de celui qui la contemple, et l’être humain contemplateur peut initier lui-même son propre processus d’identification à cette Image qui le regarde. En d’autres termes : il y a d’emblée le langage commun et l’image partagée qui fondent l’identité du sujet et le prédispose à se tourner vers Celui qui l’a créé. La médiation vient toujours du Verbe, l’intelligible qui nous donne en soi les paroles et son Image pour que cette relation puisse avoir lieu.
Dieu sans image ?
L’homme est caractérisé par le désir de voir. Ce désir attend d’être comblé par l’objet le plus parfait. Néanmoins, celui-ci est Dieu, et Dieu est invisible. Ainsi, si l’intelligible est sans image, Dieu lui-même ne peut être vu dans une forme. Pour cela, Augustin propose alors un détour : pour le louer malgré son caractère irreprésentable, l’homme partira de ce qu’il peut se représenter – la création dont il est principe ; il le louera à partir de son œuvre. Dieu est irreprésentable, mais pensable comme la source et l’auteur de tout le représentable.
Selon Augustin, l’esprit l’emporte sur la vue, car l’invisible est plus grand que le visible. Le créateur est plus grand que son œuvre, c’est Lui qui doit être aimé, tandis que la créature doit seulement être contemplée. Augustin aborde alors le problème des apparitions de Dieu, c’est-à-dire des théophanies bibliques : comment l’invisible se rend-il visible ? À son avis, les théophanies ne révèlent rien de la substance divine : corps, ange ou homme ne sont en rien adéquats à la divinité. La vue ne peut donc être l’organe de la connaissance de Dieu.
Augustin s’écarte ainsi de nombreux Pères de l’Église, pour qui l’autorité de l’interdit biblique : « L’homme ne peut voir ma face et vivre » (Exode 33, 20), valable pour l’Ancien Testament, a été aboli par le Nouveau, où Dieu s’est rendu visible dans le Christ. Les deux temps de l’Écriture correspondent, de cette façon, à deux régimes de visibilité différents. Dans cette perspective, le Fils réserve pour son Incarnation sa révélation complète, lors de la Transfiguration. En revanche, si le Fils montre d’une certaine manière sa face, il garde un autre visage absolument invisible, la Vérité dont il est l’Image, son Père, qui se fait connaître à travers lui. Mais, pour Augustin, au contraire, la connaissance de Dieu provient d’une toute autre puissance, la plus haute : l’esprit.
Ceci dit, d’abord, il faut essayer de comprendre qu’Augustin s’efforce d’harmoniser son analyse philosophique de l’invisibilité divine avec les déclarations de l’Écriture, bien évidemment. Néanmoins, le problème n’est pas tout à fait lié aux récits qu’il choisit, qui en première analyse peuvent paraître affirmer le contraire de sa proposition, selon Boulnois : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Mt 5, 8). Nous pouvons forcément nous demander : comment comprendre alors que certains verront Dieu ?
Augustin entend que voir même le Fils de Dieu, l’égal au Père, dans sa divinité est impossible aux méchants. Cela est à peine réservé aux justes, en pleine conformité avec cette béatitude décrite dans l’Écriture. La question qui se pose nous semble être plus profonde, parce que, selon Augustin, à cause des méchants, Jésus-Christ lui-même reçoit du Père le pouvoir de juger visiblement, « afin que tous les ressuscités le puissent voir dans dans l’état dans lequel il est visible à tous, mais aux uns pour leur perte, aux autres pour la vie éternelle. [...] Il se montrera plein de bonté dans la vision qui le découvrira aux cœurs purs. Mais lorsque les méchants verront leur juge, il ne leur semblera pas qu’il est bon ».14
Ainsi, ils verront à ce moment celui qu’ils ont transpercé, autrement dit : « S’ils l’avaient connu, ils n’auraient jamais crucifié le Seigneur de Gloire » (1Cor 2, 8) – dira encore Augustin en accord avec l’apôtre Paul. En affirmant cela, il nous semble que l’altérité de cette nature humaine assumée par le Logos du Père dès son Incarnation risque, en quelque sorte, d’être une espèce de malédiction, laquelle Jésus doit « supporter » jusqu’au moment du jugement dernier. Cette nature déchue est à jamais la cause de la damnation de tout homme, même de Celui qui a revêtu notre humanité. Comment pourrait-il donc nous révéler, dans ces conditions, le visage du Père, lorsque nous disons qu’il est l’Image du Dieu invisible ? Et pourquoi seuls les justes étaient capables de le voir ?
En tout cas, grâce à Rahner, nous pouvons affirmer que la nature humaine n’est pas un masque (πρόσωπον), une image revêtue de l’extérieur, la livrée à l’abri de laquelle le Logos du Père agit dans le monde et révèle son action. Au contraire :
[...] elle [la nature humaine] est dès l’origine le symbole réel et constitutif du Logos lui-même, de sorte qu’en partant de la racine ontologique suprême, on peut et on doit dire : l’homme est possible, parce que l’extériorisation du Logos est possible. [...] ce que Jésus est et fait en tant qu’homme, c’est l’existence du Logos révélant chez nous le Logos lui-même, qui est notre salut. Alors, sans aucune atténuation, on peut vraiment dire : c’est ici le Logos de Dieu et le Logos parmi nous, le Logos immanent et le Logos de l’économie du salut, c’est-à-dire rigoureusement le même.15
Ainsi, si l’essence divine est en elle-même invisible, Dieu est pourtant libre de se rendre visible. Il peut donc se donner à voir. Certes, l’invisibilité de Dieu constitue sa nature, mais sa liberté est telle qu’il peut se rendre visible. L’apparition est imprévisible, parce que son surgissement dépend de cette volonté libre, qui la rend ou non visible. En ce sens, il nous semble que les théophanies sont d’abord de libres manifestations.
Dieu est donc une nature invisible, non seulement le Père, mais le Mystère de la Trinité lui-même, comme nous dit Augustin, et puisqu’il n’est pas seulement invisible, mais aussi immuable, il apparaît, à ceux qu’il a voulus, dans la forme qu’il a voulue, de sorte que sa nature invisible et immuable demeure en lui intègre. Les mystiques qui déclarent qu’ils l’ont vu, l’ont vu quand il l’a voulu, dans la forme qu’il a voulue1616, et non dans son essence divine, car, par elle, il restait caché même quand il était vu. Par là, on affirme que le visible de Dieu n’est pas ce que Dieu est.
Les théophanies demeurent donc des métaphores de l’invisible dans le visible. La vision de Dieu est ainsi sa saisie dans un verbe mental, le récit ineffable du Fils, son Verbe par excellence, son Image parfaite. Si Dieu échappe à la vue, le Fils l’a raconté en une narration ineffable et cette Parole du Fils accomplit le désir humain de voir Dieu, tout en ayant un mode d’être intellectuel, au-delà du visible et du sensible. Ce Logos du Père qui rend Dieu visible est plus qu’une simple parole sonnante ou qu’une simple image visible, Il se communique à nous par un acte d’amour jusqu’au bout et Il fait connaître aux esprits l’altérité de Celui qui est (Exode 3, 14).
Dernière considération
À la suite d’Augustin, le monde latin réunit donc deux commande ments en un seul. L’interdiction des images apparaît comme subordonnée à l’adoration des faux dieux et ainsi fondée sur une représentation mentale. Le problème spécifique du culte des images se dilue ainsi dans l’inadéquation de toute image, en référence explicite au Concile de Nicée I, qui affirme que seule l’Image parfaite est égale à l’Original. Cependant, elle ne doit pas le remplacer, mais être vénérée au même titre que Lui. Quant aux médiations sensibles, elles restent toujours des intermédiaires dont nous pouvons nous dispenser.
D’autre part, par la puissance de l’art, au lieu de nous en dispenser, nous pouvons mieux comprendre son caractère, son rôle liturgique, sa manifestation culturelle, afin d’orienter son usage dans les cultes. Ainsi, si d’un côté l’allégorie païenne conduit à adorer la créature, d’un autre côté, l’allégorie chrétienne vise à révérer le Créateur. En ce sens, l’adoration d’une idole forgée par un artisan peut méconnaître l’image de Dieu et plus encore l’ordre des choses. Pour les croyants, passer donc de l’œuvre d’art à la puissance naturelle qu’elle signifie, c’est en quelque sorte confondre l’œuvre de l’homme avec l’œuvre de Dieu. En dépit de l’usage païen, l’image est ainsi licite quand elle n’est pas objet de vénération dans sa matérialité, mais seulement un rappel extérieur associé à une connaissance dans la mémoire.
Ainsi, tandis que le monde latin cantonnait l’image à une utilisation didactique, dans l’Empire byzantin, les images ont progressivement fait l’objet d’une vénération, nous dira Boulnois. Elles sont devenues des icônes. Et, pour sa part, l’icône favorise la relation directe et individuelle avec le sacré, sans passer par la médiation officielle du clergé, répondant ainsi à la recomposition de la société byzantine, où le déracinement des villes et la solitude des moines se répondent.
Le développement exubérant de ces pratiques a provoqué d’intenses débats autour de la question des images. Dans cette perspective, l’analogie avec l’Écriture sainte est précise : quand on vénère la Bible, ce ne sont pas les éléments matériels du livre que l’on vénère, mais les événements signifiés par elle. Lorsqu’on voue un culte à l’image, on ne vénère pas la matérialité de l’image, mais les saints qu’elle dépeint. L’Esprit Saint qui habite toute chose habite aussi l’icône, et permet un contact entre notre esprit et l’Esprit divin. Ainsi, dans son intentionalité théologique, l’icône est tout autre chose que l’idole condamnée par le judaïsme et l’Islam, car celle-ci donne simplement une forme humaine arbitraire à la divinité qui n’en a pas, afin de pouvoir la représenter et la vénérer.
Après tout, comme nous avons pu le voir, les images se sont inscrites dans un réseau d’altérité et d’intentionalité signifiante. Elles nous font toujours penser à l’intention de chaque acte de vénération et posent d’abord la question du respect à la différence et de la révérence à l’autre, dans nos rapports interpersonnels. Au-delà de l’image et d’un certain critère d’identité religieuse, qui permet de distinguer le christianisme de l’Occident et celui de l’Orient, du paganisme, autant que du judaïsme et de l’Islam, doit reposer aussi un critère d’ouverture relationnelle qui nous remet tous à la transcendance humaine et aussi divine.
Ceci dit, l’être humain pourra mettre à l’œuvre toute sa capacité humaine et son inventivité afin de proposer et mieux articuler une nouvelle grammaire de relations existentielles, puisque son mode d’exister cherche exactement cette complémentarité déjà existante dans le Mystère de l’autre vers lequel il se tourne, indépendamment de la foi qu’il professe ou non. Évidemment, pour ceux qui croient, le chemin sera peut-être plus clair, parce que c’est justement cette solidarité totale de la divinité avec le destin de l’homme, au moment de l’acceptation de notre prière et notre révérence respectueuse, qui nous fait envisager déjà un chemin d’unification de notre image de personne humaine dans toutes nos relations. En tout cas, il n’y a que des efforts pour progresser dans la charité mutuelle vers laquelle nous pouvons nous pencher continuellement, les uns envers les autres, avec persévérance, pour nous maintenir en état de continuelle inspiration, de sorte que nous soyons toujours des hommes nouveaux et de femmes nouvelles
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BELTING, H. Image et culte. Paris : CERF, 1998.
BOULNOIS, O. Au-delà de l’image. Paris : Seuil, 2008.
RAHNER, K. « Quelques remarques sur le traité dogmatique ‘De Trinitate’ », dans Ecrits théologiques, t. 8. Paris : DDB, 1967, pp. 107-140.
SAINT AUGUSTIN. Mélanges doctrinaux. BA 10. Paris : Desclée de Brouwer et Cie, 1952, pp. 326-329.
_____. La Trinité. BA 15. Perpignan : Institut d’Études Augustiniennes, 1997, pp. 86-181.
SESBOÜÉ, B. « Le Mystère de la Trinité : réflexion spéculative et élaboration du langage », dans Le Dieu du Salut. Paris : Desclée, Histoire des dogmes, tome I, pp. 305-317.
THEOBALD, C. « Le passage de la théologie des manuels à de nouvelles formes de pensée », dans Les sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe. siècle. E. Durand et V. Holzer (Dir.). Paris : Cerf, 2008, pp. 33-59.
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Notas
[1]Sermon 60 (PL 38, 403).
[2]BOULNOIS. Au-delà de l’image, p. 12.
[3]Cf. Image et culte (1998).
[4]Boulnois précise bien l’évolution du terme image au Moyen Âge, en contraste avec nos jours, avant de passer aux théories de l’image à partir des identités religieuses.
[5]Cf. RAHNER. Quelques remarques sur le traité dogmatique “De Trinitate”.
[6]Christoph Theobald fait une analyse très attentive du rôle joué par la théologie des manuels dans le renouvellement de la pensée théologique trinitaire au XXe. siècle.
[7]Cf. BA 10, 326-328.
[8]BOULNOIS, p. 29.
[9]Ibid. (PL 38, 669).
[10]BA 15, 123.
[11]BOULNOIS, p. 31.
[12]BA 15, 139.
[13]RAHNER. Le traité dogmatique “De Trinitate”, p. 127.
[14]BA 15, 175.
[15]RAHNER, pp. 128-129.
[16]On peut dire que même saint Ignace, selon son Récit du Pèlerin et son Journal Spirituel, a perçu comme l’amour est la source de cette communication du mystère trinitaire (ES 230-231) et il s’est représenté la vie trinitaire comme s’il voyait la très Sainte Trinité sous la figure de trois touches de clavier, entendues simultanément dans un accord. De cette manière, il a compris que si Dieu est amour, il ne peut être solitaire ; si Dieu est amour, il est pluriel, mais dans une communication en acte de ce que chacune des Personnes est par rapport à l’autre. Ce mystère de la relation qui est l’amour en acte, dans lequel chaque Personne divine communique aux deux autres tout ce qu’elle est et tout ce qu’elle a, ce mystère ne sera pas seulement un mystère d’union à Dieu, mais un acte d’aimer. Aimer Dieu et le prochain, par le moyen de la communication de biens : « Prends Seigneur et reçois... ».